DUPAIN


ETUDE CLINIQUE SUR LE DELIRE RELIGIEUX

(ESSAI DE SEMEIOLOGIE)

(1888)





DEFINITIONS

§ 1. – GENERALITES

Dans la folie, l'état délirant est dû à une entité morbide particulière à l'individu. Cette entité consiste en un trouble fonctionnel de l'intelligence qui peut être purement psychique ou tenir, à la fois, de la pathologie interne et de la psychiatrie ; mais la couleur et la forme du délire dépendent de l'état mental ordinaire du sujet et subissent l'influence du milieu où il se trouve. L'état mental est lui-même la résultante des facultés apportées en naissant (héritage des ancêtres), ainsi que de la culture et du développement de ces facultés par l'éducation. On trouve souvent, dans celles de chaque individu, le germe des préoccupations qui lui sont spéciales. Elles sont influencées elles-mêmes, tant par les idées générales de l'époque que par celles du milieu social où il vit. Et, si l'on cherche chez un malade à décomposer son délire, on y découvre :
 1° La tournure d'esprit habituelle, antérieure au délire, que l'on peut désigner sous le nom d'état mental ordinaire du sujet ;
 2° L'influence du milieu social de ce dernier ;
 3° Le trouble fonctionnel, hallucinatoire ou non, de l'activité intellectuelle, au moment de l'examen clinique ;
De ces trois éléments découle généralement la modalité du délire. Ils peuvent intervenir en quantité variable. En tous cas, ils se combinent entre eux.
Lorsque, après l'examen clinique d'un malade, on a reconnu le délire, que ce délire soit triste ou gai, qu'il soit un délire de persécution ou un délire ambitieux, la difficulté est de savoir à quelle entité pathologique il convient de le rattacher. En effet, pour que le diagnostic soit complet, il faut constater la présence des trois éléments dont nous venons de parler et déterminer l'entité qui est la cause de l'état du malade, c'est-à-dire la nature de la maladie.
Le délire est-il lui-même si bien systématisé qu'il faille le considérer comme une folie et non plus comme un symptôme ?
Prenons un exemple. Un malade se présente à l'examen clinique avec un délire ambitieux. Etudions-en les caractères : si ce délire est ridicule, niais, puéril, contradictoire, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin pour se demander qu'il n'appartient pas, soit à un débile, soit à un paralytique général.
Or, nous savons que, le plus souvent, dans la paralysie générale, le délire est moins cohésif et plus exagéré que dans la débilité mentale. Un débile évaluera ses richesses en milliers de francs, un paralytique en millions. En outre, celui-ci ne sera pas conséquent avec lui-même, et s'il se dit millionnaire et qu'on lui demande sa profession, il répondra tout simplement qu'il est cordonnier (1).
Dans cet exemple, le délire du débile correspond à son état mental ordinaire, tandis que, chez le paralytique général, il est la conséquence du trouble fonctionnel de l'activité intellectuelle. On peut ajouter que, chez ce dernier, le délire est quasi autonome, au lieu que chez l'autre, il est un phénomène accessoire.
Quant à l'influence du milieu, un débile qui vient de la province à Paris s'imaginera être un grand artiste dramatique ; un paralytique, garçon de bureau dans un ministère, se prétendra possesseur d'un portefeuille. Si passagères que soient ces allégations, elles reflètent, chez le premier, le résultat de la lecture de certains articles de journaux qui l'ont vivement impressionné, et chez le second, elles sont la conséquence des entretiens quotidiens auxquels il a pris part, dans l'antichambre du ministre.
Supposons, au contraire, que ce délire ambitieux se présente avec une systématisation et une logique tellement rigoureuse, qu'à lui seul il forme, pour ainsi dire, la totalité du désordre mental actuel, on lui attribuera une place à part dans le cadre nosographique, sous le nom de mégalomanie ou folie des grandeurs. Par un singulier abus de langage, on prêtera alors au mot délire une double signification ; on l'entendra tantôt dans le sens symptomatique, tantôt comme synonyme de folie. C'est ce qui a lieu pour le délire religieux. On lit, en effet, dans Morel : "En aliénation, nous avons le délire religieux, le délire érotique, le délire des grandeurs et celui des persécutions ; mais, dans ce cas, le mot délire est pris pour synonyme de folie (2)".
Nous avons dit, dans l'Introduction, que lorsque le délire religieux est systématisé, certains auteurs le regardent comme une entité morbide spéciale et en font une folie religieuse. D'autres, au contraire, le considèrent simplement comme symptôme. Nous l'étudierons, avec nos maîtres, en cette dernière qualité, et, d'après sa génèse, sa forme et son évolution, nous chercherons à spécifier l'entité morbide qui en est la cause, c'est-à-dire à faire le diagnostic de la folie prprement dite. En d'autres termes, d'après le délire religieux d'un malade, nous espérons arriver à classer sa folie dans l'un des groupes de l'aliénation mentale.

§ II. – IDEES RELIGIEUSES DELIRANTES ET DELIRE RELIGIEUX.

Il ne nous appartient pas de rechercher l'origine et la raison de l'idée de Dieu, ni comment les croyances et le culte sont venus s'adjoindre à la conception primitive de la Divinité. Rappelons toutefois que "cette idée s'est transmise d'âge en âge, sous des formes diverses, dans tous les pays du monde. En un mot, il y a un fait universel et qui paraît, jusqu'ici inhérent à la nature humaine : c'est ce qu'on appelle la religion (3)."
De plus, "le fait religieux n'est pas seulement un fait social, c'est encore un fait individuel que chacun éprouve à quelque degré, soit par le sentiment de l'infini, soit par celui de l'ordre universel, soit enfin par le besoin de consolation et d'espérance (4)."
"Cette idée de Dieu est-elle une invention des hommes, une fiction de l'imagination, une conception abstraite de la raison ? Ou bien correspond-elle à un être existant réellement, en dehors de la pensée humaine, et possédant en outre, et en effet, toute la perfection que nous lui supposons ? Tel est le problème suprême de la philosophie (5)."
Nous n'ajouterons rien à ces considérons élevées, qui font partie du domaine de la théodicée ou des études anthropologiques.
Le savant membre de l'Institut auquel nous empruntons les citations précédentes, professe également que "le sentiment religieux se compose de deux choses : le respect et l'amour. Ces deux sentiments, confondus en un seul et s'adressant à l'être fini, sont ce qu'on appelle l'adoration. L'ensemble des actes par lesquels se manifeste l'adoration s'appelle culte. Si ces actes sont renfermés dans l'âme, c'est le culte intérieur ; s'ils se manifestent en dehors, c'est le culte extérieur. (6)."
Un autre auteur, professeur de philosophie à la Faculté des Lettres de Nancy, nous fournit le sens du mot superstition : "Elle est une pente à voir le divin là où il n'est pas. Cette tendance exagérée et déviée varie dans ses effets, et, par elle, s'expliquent les divergences, les oppositions, les folies dont la vie religieuse des peuples et des siècles nous offre le spectacle...(7). Cette foi au divin vient d'une tendance normale à la nature humaine, du besoin religieux de son coeur, du mouvement religieux de sa raison (8)."
Enfin, nous trouvons, dans l'ouvrage de M. Vinson, que les idées religieuses, c'est-à-dire les idées qui ont trait soit à la divinité elle-même, soit à ses communications avec les hommes, augmentent et prennent une importance de plus en plus considérable, à mesure que l'humanité se développe (9).
Elles deviennent mystiques lorsque l'esprit cherche à les diriger vers l'étude abstraite des éléments métaphysiques. Mais, en pathologie mentale, les auteurs ne différencient guère les idées religieuses des idées mystiques, parce que, lorsqu'on étudie le mysticisme en clinique et qu'on le considère dans l'observation d'un malade, il prend presque toujours une forme concrète que l'on peut rattacher à l'un des religions connues.
Depuis qu'il y a des hommes et qu'ils pensent, les idées ou les préoccupations religieuses font partie des idées et des préoccupations générales de la majorité des esprits pensants. Parmi ces esprits, les uns conservent l'état de raison et l'intégrité du raisonnement, les autres délirent. De là, ces idées religieuses délirantes qui dénotent un trouble du jugement. Lorsque ce désordre mental se traduit par des paroles ou par des actes, les manières d'être et d'agir des malades sont tellement en contradiction avec celles de la moyenne de la société qu'un traitement s'impose, surtout lorsque interviennent les obsessions ou les troubles hallucinatoires. Ils ont crainte de l'enfer, ou bien ils entendent la voix de Dieu. Le délire religieux est ainsi constitué. Mais l'aliénation mentale forme un ensemble plus complexe. On voit des malades qui, partant d'un principe erroné, présentent une association à peu près logique de conceptions religieuses délirantes, et systématisent ainsi leur délire de manières diverses. Quelques-uns, à un moment donné de leur vie, deviennent inquiets, persécutés. Peu après, ils disent que l'esprit du mal les tourmente, expliquant ainsi l'inquiétude qu'ils ont ressentie ; puis, se demandent pour quel motif Dieu les a livrés, sans défense, aux persécutions de Satan. Au bout de quelques années, ils trouvent la raison de leur souffrances. C'était un temps d'expiation et un purgatoire terrestre, car Dieu les a choisis parmi les élus. Ils renouvelleront la face du monde et prendront part à la gloire du Tout-puissant ! La maladie suit ensuite sa marche progressive, l'intelligence s'affaiblit de plus en plus. C'est la période de dissolution du délire, et la démence est la dernière phase morbide de cette intelligence qui va cesser de fonctionner, de cette ardeur qui s'éteint. La vie deviendra purement végétative.
Lorsqu'on examine ces malades, au moment où leur délire religieux est en pleine systématisation, on comprend que les auteurs, consignant tout ce qui, dans leurs paroles, dans leurs actes, dans leurs hallucinations, avait trait à la religion, considèrent ce trouble mental comme le substratum même de leur maladie et l'intitulent : folie religieuse. Mais, lorsqu'on suit attentivement les données cliniques, on reconnaît que cette folie n'est point partielle et que, au contraire, l'entité morbide affecte la totalité de l'intelligence. A mesure que le délire semble se spécialiser, la maladie se généralise et le terme définitif de son évolution est la démence, c'est-à-dire la déchéance complète des facultés intellectuelles.
Nous ne nous étendrons pas plus longuement sur ces définitions d'idées délirantes, de délire religieux désordonné et de délire religieux systématisé. L'analyse clinique expose d'ailleurs leur sens précis et le diagnostic apprend à apprécier leur valeur.



(1) M. Magnan, cité par M. le professeur Dieulafoy, in Pathologie interne, t. 1er, p. 486.
(2) B.-A. Morel, Traité des maladies mentales, p. 398.
(3) Paul Janet, Traité élémentaire de pholosophie, Paris, 1887, p. 843.
(4) Ibid., p. 844.
(5) Ibid., p. 842.
(6) Ibid., p.601
(7) Amédée de Margerie, Théodicée, Paris, 1874, t. 1er, p. 151.
(8) Ibid., p. 182.
(9) Julien Vinson, Les religions actuelles, Paris, 1888. En effet, l'étude de M. Vinson s'attache à l'évolution des religions qui démontrent parallèlement l'évolution des civilisations et des sociétés ; au dernier échelon, il y a des peuples qui n'ont rien qui ressemble à une religion quelconque ; peut-être y en aura-t-il, plus tard, qui, arrivés au dernier perfectionnement anthropologique, atteindront la phase purement positive dont parle Aguste Comte, dans sa Philosophie positive. Pour le moment, nous devons étudier les hommes tels qu'ils sont.
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