L'étude historique du délire religieux comporte naturellement la même division que celle de l'aliénation
mentale, en général. En ce qui concerne cette dernière nous adoptons les quatres grandes périodes
suivantes : 1° période de l'antiquité, qui s'étend depuis Hippocrate jusqu'au troisième
siècle après Jésus-Christ ; 2° le temps intermédiaire au troisième et au seizième
siècle de notre ère ; 3° une phase dite des classifications qui part de Félix Plater (1587) ; 4°
la période, dite de réforme thérapeutique, qui commence avec Pinel et Esquirol et s'étend jusqu'à
nos jours. Dans cette quatrième période, on pourrait distinguer les contemporains, en prenant, comme point
de départ, le milieu du dix-neuvième siècle ; mais cette subdivision n'aurait qu'un intérêt
chronologique et ne changerait en rien la valeur de la classification, au point de vue de la conception de la psychiatrie.
Il est vrai, cependant, comme nous le dirons tout à l'heure, que certains délires, certains types cliniques
ont pu, suivant quelques maîtres modernes, recevoir un état civil différent de celui que leur avaient
attribué leurs prédécesseurs, telle la monomanie ; que d'autres ont reçu la vie de leurs recherches,
telle la folie héréditaire ; et que, par suite de ces innovations, de ces découvertes, parmi lesquelles
il convient de citer l'automatisme cérébral, on serait autorisé à former de nouvelles branches
jusque dans les temps les plus récents. Mais, comme il ne s'agirait que d'établir la légitimité
d'écoles caractérisées par des tendances ou des innovations qui leur sont propres, on ne saurait multiplier
les divisions, alors surtout qu'elles ne portent point atteinte à l'impulsion imprimée par ces deux grands
maîtres français : Pinel et Esquirol. Nous nous en tiendrons là.
Première période.
Il est certain que, dans l'antiquité, Hippocrate, Asclépiade, Celse, Arétée, Galien, avaient
observé des malades chez lesquels se manifestaient, ainsi qu'aujourd'hui, des idées délirantes de toute
nature et, par suite, du délire religieux. Ils connaissaient, en effet, la mélancolie, la manie, la folie
symptomatique d'affections aigües, des fièvres intermittentes, de la menstruation, des hémorroïdes,
des hémorrhagies, des lésions organiques du cerveau, de l'épilepsie, des intoxications par les narcotiques,
de la puerpueralité, du
delirium tremens (παραφροσυνη),
de l'hystérie. Les hallucinations de l'ouïe et de la vue, la folie systématique (υπομαινομενον),
les idées fixes (Celse), les psychoses à évolution chronique et l'hypochondrie (φροντις)
qu'ils rattachaient à une affection abdominale ; le délire fébrile, celui des phthisiques et des filles
chlorotiques qui manifestent une propension marquée au suicide, ainsi que la dépression mélancolique,
sont l'objet de remarques spéciales dans leurs écrits. H
IPPOCRATE, en particulier,
traite en divers endroits de ses oeuvres (1) de presque tous les éléments morbides que nous connaissons aujourd'hui.
Mais nulle part on ne trouve spécifié que la religion soit la cause ou l'objet de manifestations délirantes.
Il dit bien (t. VI, p. 359) περι ιερης νουσου
que la magie est incompatible avec l'existence des dieux ; que ceux-ci sont synonymes de raison et de science bien conduite,
que les charlatans les invoquent à tort (t. VI, p. 407, 359, 663 et t. IX, p. 235). Mais il s'agit là d'appréciations
purement philosophiques qui n'ont rien à voir avec l'aliénation mentale. Les travaux des anciens ne contenant
pas de recueils d'observations, au moins comme nous les comprenons aujourd'hui, les formes de divagations ne sont pas autrement
décrites. Ce qui appert, en outre, des lectures d'ouvrages médicaux ou non de l'antiquité et sur l'antiquité,
c'est la tendance commune du vulgaire à accepter les supersititions les plus grossières, les thèmes
religieux les plus enfantins, à chercher des explications mystiques, idéales, théocratiques aux phénomènes
les plus ordinaires ; à engendrer les théories de la possession, du mauvais oeil, de l'ensorcellement, d'affections
sacrées, dans tous les temps et chez tous les peuples ; à croire aux transformations magiques, à la
transmutation des hommes en animaux, etc. Toutes superstitions qui, dans certaines conditions, deviennent de véritables
délires et du délire souvent épidémique.
Mais ceci se rattache plutôt à l'histoire des littératures, des philosophies et des civilisations. Néanmoins,
nous ne pouvons nous empêcher de mentionner cette stèle égyptienne (2), conservée à la
Bibliothèque nationale de Paris, sur laquelle il est raconté que la princesse d'Asie, Bint-Reschit, possédée
d'un esprit malin, fut guérie par le dieu égyptien Chons, et l'avis de Platon qui, dans le
Phédon,
dit que l'exaltation prophétique, poétique, critique, engendrée souvent par l'intervention immédiate
des dieux, est de la folie (μανια), et encore celui de Cicéron qui, dans son livre
De divinatione,
rattache la même inspiration religieuse à la folie exaltée (
furor). Enfin, Arétée
(3) fournit des observations rudimentaires de manie religieuse, avec automutilation en l'honneur des dieux.
Deuxième période.
Dans cette période de ténèbres, qui s'étend du troisième au seizième siècle
après Jésus-Christ, la médecine est elle-même noyée dans cette ignorance superstitieuse
où plongent, comme à plaisir, tous les esprits ; à plus forte raison, la pathologie mentale, dont les
progrès exigent non seulement la culture des connaissances les plus physiques, mais encore l'utilisation des notions
somatiques relatives à la psychologie et l'application technique des progrès du sens commun scientifique à
l'investigation des processus intellectuels (psycho-physique, psycho-physiologie, physiologie expérimentale et comparée,
etc.). Pendant cette époque, les aliénés sont des démonomanes et les psychologues des prêtres
exorciseurs. A certains égards, elle est fertile en délire religieux d'une espèce particulière
; car, outre que nous avons à y observer des aliénés démonopathes de tout genre, nous serions
en droit d'y puiser une grande classe d'aliénés raisonnables parmi ceux qui, plus furieux, plus exultants
que les premiers, ne trouvaient d'autres remèdes à la maladie, à l'épidémie de possession,
que d'en jeter au feu les malheureuses victimes, ce qui, considéré au point de vue théologique pur,
constitue un acte de véritable désordre mental. Du reste, il n'a fallu, grâce à M. le professeur
Charcot, rien de moins que les progrès de la psychiatrie moderne, l'analyse patiente, lumineuse des faits cliniques
contemporains, la reconstitution logique de l'antiquité par l'école de la Salpêtrière, qui a
montré que la folie hystérique du dix-neuvième siècle était exactement celle des quatorzième,
quinzième et seizième, pour nous permettre de lire couramment dans les relations démonopathiques de
divers ordres que nous ont laissées les grands personnages de la Scholastique ou de l'Eglise, transformés
en médecins aliénistes. C'est à la science présente que nous devons de dégager nettement
les types morbides du moyen âge, et d'apprécier exactement l'état mental des malades et des thérapeutes
de cette époque.
Sans doute, Jean W
IER (4), J.-B. P
ORTA (5), Paul Z
ACCHIAS
(6) et Prosper A
LPIN (7) établissent que, dans l'espèce, il s'agit de mélancolie,
d'hystérie, de désordres généraux du système nerveux ; mais l'état de la science
et leur propre sécurité ne leur permettent point encore de diagnostiquer les modalités pathologiques
qui, ainsi que nous le montrerons au cours de de ce travail, se donnent rendez-vous dans une épidémie de désordres
de pareil genre, non plus que de saisir, dans son plein, le mécanisme clinique de l'hystéropathie.
Ce moyen âge, en ce qui a trait à la psychiatrie en général, est dans un état rétrograde.
Les mémoires ne manquent pas. Ils concernent des lycanthropes, des feux follets, des épidémies psychiques
ou névropathiques variées ; mais la science, à part les honorables exceptions dont nous avons parlé,
n'a rien à faire avec eux ; l'aliénation mentale étant, presque partout, tenue pour l'ouvrage d'influences
diaboliques et l'exorcisme devenant, par conséquent, la panacée universelle. Bon nombre de textes de cette
phase nébuleuse ont été réimprimés et soumis à la lumière des appréciations
scientifiques contemporaines. Ils ont ainsi pris rang, de même que les relations nosographiques ou cliniques, parmi
les documents authentiques de valeur. Vouloir interpréter les autres serait s'adonner à une étude différente
de celle que nous nous sommes assignée. Nous ne nous occuperons donc, si besoin est plus tard, que de ceux qui ont
été remaniés (8). D'ailleurs, les épidémies modernes de possession et les cas de folie
démoniaques, endémiques, sporadiques, isolées, isolées, affectent identiquement les mêmes
caractères ; donc, l'étude rétrospective, telle que l'a fait comprendre l'examen des aliénés
modernes de ce genre, est d'une exactitude parfaite. A tout prendre, la pathologie mentale ne pouvait apporter d'éléments
de clarté que le jour où elle serait constituée, et cette constitution ne pouvait avoir de prétention
à l'existence que lorsque les savants arriveraient à comprendre et à enseigner qu'il y avait lieu de
distinguer, dans les faits, des types et des types distincts, tant par leur modalité que par leur évolution.
C'est ce commença le médecin de Bâle, F
ELIX P
LATER (1587
à 1641) (9).
Troisième période.
Nous voilà à la troisième période que l'on est en droit, à l'exemple de
Friedreich
(10), de décorer du titre de
période des classifications. Elle bénéficie des efforts
parallèles, en d'autres sciences, de Harvey, Bacon, etc. Nous n'avons pas grand'chose à y glaner, en ce qui
a trait au délire religieux.
Boerhave, Fried., Hoffmann, Cullen, Th. Arnold ont principalement écrit
des mémoires ou des livres dogmatiques de pathologie générale ou de médecine commune. Nous en
trouvons du reste un reflet dans les deux traités, précieux pour notre thèse, de W
ILLIAM
P
ERFECT (11) et de C
HIARUGGI (12). Ecrits, vers la fin du dix-huitième
siècle siècle, spécialement sur la folie, ils sont riches, non seulement en réflexions cliniques
; on y trouve une certaine proportion de délires religieux. W. Perfect, notamment, insiste sur les inconvénients
de l'enseignement religieux surchauffé ; il décrit avec soin diférentes formes, soit de ce qu'il appelle
folie religieuse, soit du délire religieux. Chiaruggi paraît plus somatique ; il insiste davantage sur le rôle
des fonctions physiologiques. Tous les deux s'occupent d'anatomie pathologique. Tous les deux aussi considèrent la
folie religieuse et le délire religieux comme
autochtones, c'est-à-dire comme une entité morbide.
Mais au fond, l'on peut dire que l'étude du délire religieux, de même que celle de la démonomanie,
n'a qu'à gagner quand les documents qui la concernent ont passé par l'étamine des véritables
fondateurs de la psychiatrie, de ceux qui, ainsi que l'avoue M. Schuele (13), ont élevé les aliénés
à la dignité d'hommes, en les traitant comme des malades, et qui, en cultivant le côté somatique,
ont imprimé à l'ensemble des connaissances pathologiques un mouvement scientifique capable d'en établir
les assises, en tant que branche autonome (14). Nous avons nommé Pinel et Esquirol.
Quatrième période.
Avec P
INEL et E
SQUIROL et leurs continuateurs ou leurs émules, devenus
leurs disciples, ainsi
Langerman (1810),
Richard Tuke, nous assistons à la
réforme. Non
seulement le traitement des aliénés change, mais aussi la psychiatrie se lie, par ses méthodes et ses
résultats, à l'ensemble de la médecine dont, en définitive, elle suit les prgrès. C'est
la France "qui fraye le sillon". (15) Aussi, sont-ce les auteurs de ce siècle qui méritent particulièrement
notre attention et, parmi eux, les auteurs français, tels que
Georget, Bayle, Calmeil, Foville père, Falret
père, Gratiolet, Morel, Parchappe, etc.
Qu'est-ce qui guide, en effet, les maîtres de la quatrième période ? C'est la clinique qui progresse,
qui se fonde et, avec elle et pour elle, la subordination des caractères, la légitimité des allégations
en faveur de telle ou telle entité, comprise d'une façon plutôt que d'une autre, au grand profit du
pronostic, du traitement du malade dont on fixe correctement la nature de la maladie. Ce sont donc particulièrement
les auteurs modernes qui doivent être consultés en matière de délire religieux ou de folie religieuse,
puisqu'il s'agit d'élucider une question clinique, de déterminer la nature morbide du symptôme, d'effacer
ou d'inscrire dans le cadre nosographique le délire religieux ou la folie religieuse, en tant qu'entité pathologique
et, en tous cas, de lui attribuer sa véritable valeur.
P
INEL (16), attachant, au point de vue pathogénique, une grande importance à l'éxagération
des opinions religieuses, à une dévotion mal entendue, admet, au fond, qu'il existe une folie religieuse qui
prend tantôt la forme de manie, d'agitation excessive, tantôt celle de mélancolie suicide, tantôt
enfin celle de délire chronique, avec hallucination de l'ouïe et de la vue. "L'aliénation mentale,
dit-il, qui provient de cette origine (il s'agit de ce qu'il appelle l'exaltation extrême des opinions religieuses),
mérite d'autant plus d'être connue qu'elle conduit au désespoir et au suicide (17)." Après
avoir cité (§ 223) l'exemple d'une jeune fille atteinte de manie furieuse, à la suite de scrupules religieux
extrêmes, et invoquant, à la moindre opposition à sa volonté, le feu du ciel pour consumer les
coupables, il fait remarquer qu'une dévotion mal entendue détermine souvent une
bouffissure de l'orgueil
et que les malades de ce genre sont en communication délirante avec l'Etre suprême (§ 224). Le délire
de culpabilité et la mélancolie dévote sont l'objet d'un paragraphe spécial (§ 225). Enfin,
et ceci est intéressant tant au point de vue de la conduite d'un asile qu'à l'égard du traitement de
l'aliénation mentale, il recommande la plus grande modération dans les pratiques du culte, qui exercent le
plus pernicieux effet tant sur les aliénés dévots que sur les mélancoliques par dévotion
(§ 226) et déterminent fréquemment des rechutes (§ 227). Il met aussi en relief l'action malfaisante
des sectes et des cérémonies religieuses exagérées sur la genèse de l'aliénation
mentale.
E
SQUIROL (18) constate que, s'il s'est montré depuis trente ans, en France, quelques monomanies
produites par l'exaltation religieuse, elles ont été peu nombreuses et ont presque aussitôt disparu.
Pour lui, grâce à l'indifférence actuelle en matière de religion chez nous, grâe aux modifications
introduites dans l'éducation de la première enfance, l'imagination n'étant plus effrayée dès
berceau, "nous ne voyons plus la
démonomanie qui, pendant trois siècles, a affligé le monde
civilisé" et "on n'observe point de folies provoquées par le fanatisme religieux ou par la mysticité
(19)". Mais le savant médecin décrit en détail la
monomanie religieuse sous des formes
différentes. Il parle, par exemple, et cite l'observation d'un prêtre halluciné atteint religieux (20)
; il insiste sur les monomaniaques
théomanes en communication avec le ciel, ayant une mission céleste
et se croyant
prophètes, se prenant pour des êtres surnaturels ; il adopte pour eux l'expression de
monomanie d'enthousiasme qui n'est autre, suivant lui, que la mélancolie enthousiaste de Paul d'Egine (21).
Ailleurs il attribue les causes de la monomanie à de l'exaltation religieuse, à des méditations ascétiques
(22). Il cite cet être halluciné qui renouvelle le sacrifice d'Abraham (23). Enfin, à propos de la monomanie
érotique, il fait remarquer que dans cette maladie les idées amoureuses sont fixes et dominantes, "comme
les idées religieuses dans la
théomanie ou la
lypémanie religieuse (24)".Dans ces
deux dernières affections, les idées délirantes sur la religion forment une véritable concentration,
alors que, dans d'autres maladies, comme dans la monomanie homicide ou érotique, on peut observer occasionnellement
des idées délirantes ou du délire d'ordre religieux.
G
EORGET (25), analysant le monomaniaque, dit que l'ambition et l'orgueil, chez l'homme, la vanité
et le religion, chez la femme, caractérisent un grand nombre d'espèces de cette maladie. Il insiste sur ce
point, que d'un orgueil excessif émane l'idée de se croire Dieu, roi, prophète, et qu'un dérangement
dans les idées ordinaires de l'homme, le fanatisme religieux, par exemple, ou le désir de fairetriompher des
idées qu'on a adoptées en religiuon, est la cause d'autres variétés de monomanies.
A-L.-J. B
AYLE (26), préoccupé surtout de constituer, comme l'on sait, le type clinique
de la paralysie générale, relève, au courant des études cliniques, le délire religieux
et ses différentes formes dans cette affection (27).
P
ARCHAPPE (28), dans son livre célèbre qui vise particulièrement l'anatomie
pathologique de l'aliénation mentale, note, soit dans la
folie chronique (29), doit dans la
folie aigue
(30), de la dévotion exaltée, des idées de grandeur divine incohérentes, basées sur des
hallucinations, des extases, des idées religieuses exagérées, une exaltation religieuse avant ou pendant
la maladie. Une observation de
folie passant à l'état paralytique (31) est caractérisée,
entre autres symptômes, par une dévotion fanatique. Enfin, parmi le exemples de
folies compliquées
de maladies cérébrales accidentelles (32) il n'a garde d'oublier l'existence, chez plusieurs de ces déments,
d'idées religieuses généralement ambitieuses.
M. F.-L. C
ALMEIL (33) s'attache principalement à faire l'histoire des épidémies
convulsives et de la démonomanie. Ces documents sont précieux pour cette étude particulière,
quand on se propose d'étudier la folie religieuse, au point de vue social et contagieux. Mais la façon même
dont il envisage la démonopathie, la folie hystérique, la catalepsie, le délire de sorcellerie, la
choréomanie, la théomanie, l'extase, le vampirisme, le délire qui suit les pratiques du mesmérisme,
prouve, ce que nous savons d'ailleurs, que, à l'époque où il a écrit, la folie religieuse de
cet ordre-là était considérée comme une entité morbide.
J.-P. F
ALRET (père) (34), l'élève et le continuateur d'Esquirol, à la
Salpétrière, comme il le dit lui-même, émet sur le sujet qui nous occupe, une opinion qui contrastre,
du tout au tout, avec les opinions accréditées sur l'aliénation mentale. Il s'élève (p.
139) contre l'erreur de ceux des aliénistes qui ont recherché, dans la folie, les lésions isolées
des facultés reconnues par les psychologues chez les gens normaux. Avec ce procédé, dit-il en substance,
on a proclamé comme monomanies distinctes, l'
érotomanie, la
théomanie, la
démonomanie,
la
kleptomanie, etc. "C'est là une doctrine erronnée, féconde en funestes résultats."
Par exemple, ajoute-t-il, les aliénés décrits par les auteurs, comme dominés par le sentiment
religieux , constituent un type à l'appui de la fausseté de cette interprétation. D'abord nos asiles
sont très rarement le séjour d'extatiques comme les solitaires de la Thébaïde, puis, les idées
mystiques, assez fréquentes chez nos aliénés, n'amènent pas le moins du monde de l'exaltation
du sentiment religieux. Elles sont le conséquence de conceptions engendrées par l'orgueil et la crainte. La
religion n'est, chez ces malades, ou bien qu'un des reliefs de leur souveraine prétention et non de l'exaltation
du sentiment religieux, ou bien que l'expression d'une crainte générale. Ajoutons que les exaltés religieux
ou nos pauvres damnés, ont des
conceptions délirantes, des
illusions ou des
hallucinations
tout à fait étrangères à la religion, "ce qui prouve, une fois de plus, combien est complexe
le délire de ces prétendus monomanes religieux et combien il est impossible de le rattacher à la lésion
d'un seul sentiment." M. Falret fait, en un mot, le procès des monomanies, en même temps qu'il condamne
la méthode d'analyse psychologique qui perd de vue les procédés de la pathologie générale.
C'est un pas en avant que l'on peut considérer comme marquant un progrès sensible, mais ce n'est pas encore
tout à fait l'étude de la nature morbide.
J. G
UISLAIN (de Gand) (35), dans ses différents ouvrages sur la folie, considère la
superstition comme une des causes de l'aliénation mentale (p. 160 du tome I de l'ouvrage de 1826), range l'amitié
et la dévotion sous la dépendance de l'amour qui est le propre de toutes les passions agréables (p.
24) ; il dit en substance que l'esprit religieux devient, en bien des cas, "une source d'égarement de la raison".
Il cite, comme exemple, les écarts intellectuels des sectes religieuses (p. 309). Mais il rattache la folie religieuse
à une préoccupation morale qui n'a besoin que d'une cause occasionnelle pour donner naissance à cette
maladie (p. 308). Enfin, il insiste sur l'usage de la musique comme traitement de la démonomanie. Ce sont là
d'ailleurs, dans son premier ouvrage, des assertions assez vagues qui prennent corps à mesure que son expérience
augmente dans son second ouvrage, notamment sous la forme que voici : Les pratiques religieuses et l'enthousiasme exagérés
sont toujours propres, daprès lui, à déterminer le plus souvent des mélancolies religieuses.
Il en cherche la preuve dans les moeurs de la Turquie, "là où la seule lecture est l'Alcoran, où
l'esprit n'est point éclairé par l'instruction puisée dans les livres, la religion est presque l'unique
cause qui engendre le trouble mental" (p. 47 à 50 du tome II). Il passe en revue l'élément extatique
dont il signale la combinaison : avec la mélancolie et, dans quelques cas, avec la manie, et parfois la terminaison
par la démence (p. 232) ; il distingue, parmi les situations qu'il ne faut pas confondre avec les maladies mentales
celle des martyrs religieux et des visionnaires (p. 68, 71 et 77 du tome I) ; il traite de la mélancolie religieuse
(p. 129, une observation), de la manie religieuse (p. 187, une observation). Mais, à côté de cela, il
décrit la manie ambulatoire, la manie agitante et la folie mutilante ; tout en attribuant à l'extase un pronostic
bénin (p. 444 du tome Ier), il mentionne que la mégalomanie religieuse est presque incurable (p. 240, t. II)
: "Les dieux, les saints, les papes, les empereurs, dit-il (il s'agit d'aliénés), ne guérissent
pas, à moins que les idées relatives à ces transformations ne soient fournies par une mélancolie
ou une manie. Il en est de même des martyrs..., de ceux qui se frappent et s'agenouillent sans cesse." Ce sont
là des notions de pathologie générale qui corroborent des manières de voir appartenant à
l'époque. Les éléments morbides sont fragmentés par l'auteur sans que la synthèse en
coordonne ultérieurement les indications pratiques. Nous nous arrêterons quelques instants ici.
Les auteurs que nous venons de passer en revue, ou dont nous venons de spécifier l'esprit ou la tendance, présentent
un caractère commun, celui d'attribuer à la religion, comme cause ou comme génératrice d'idées
délirantes, une valeur suffisante pour se croire autorisé à caractériser la forme de l'aliénationmentale
dans laquelle ils s'imaginent en relever l'influence en lui appliquant l'épithète de folie religieuse ; ou
bien à rattacher les conceptions religieuses à un délire général, dans lequel leur existence
mérite une importante considération. Il en est de même des auteurs suivants
J.-Ch.Hoffbauer (36),
J.-Chr. Heinroth (37),
J.-C. Langermann (38),
J.-Ch. Spurzheim (39),
R.-V. Ideler (40).
Au point de vue médico-légal, le livre de C.-C.-H. M
ARC (41) ne saurait être
passé sous silence.
Il examine avec tant de soin le fanatisme religieux (Ière partie, p. 304), soit chez le catholique, soit chez le
protestant, que nous ne pouvons nous empêcher de noter le diagnostic différentiel qu'il établit entre
le délire
fanatique ou religieux du premier et celui du second. L'aliéné catholique craindra,
suivant le savant médecin du roi, les punitions celestes, la perte de son salut, se croira damné, tandis que
le protestant fera preuve d'un mysticisme prétentieux ; il aura une sorte de délire orgueilleux, dans lequel,
comprenant mieux que personne la partie symbolique de l'Ecriture sainte, il se croira appelé à son interprétation
comme prophète. Il établit finalement que le délire fanatique aboutit d'ordinaire à une
monomanie
mélancolique qui est une véritable
lypémanie conduisant aux déterminations les plus
étranges et les plus funestes (Iere partie, chap. IV, obs. XXXII, XXXIII, XXXIV, p. 234) et pouvant dégénérer
en manie, plus souvent en démence, dans laquelle on retrouve encore quelques vestiges stéréotypant
les idées dominantes. Il traite, dans sa deuxième partie, sous le titre d'applications (chap. XII), de la
monomanie religieuse et de la
démonomanie. Les descriptions pathologiques lui servent à expliquer
l'origine des crimes les plus monstrueux, et il note, comme cause de ces affections et par conséquent des délits
dont elles sont l'origine, l'amour du merveilleux, la crédulité, la superstition, la croyance en la magie,
la croyance aux sortilèges.
W.-C. E
LLIS (42), qui a surtout écrit un traité présentant des considérations
générales sur l'aliénation mentale, dit qu'à Wakelfield, les méditations sur des sujets
religieux sont, après la misère et les cxhagrins, les causes morales qui développent le plus grand
nombre de cas de folie. Il cite des observations à l'appui (p. 99, 100, 101, 151, 152, 153).
Avec l'étiologiste M
OREL (43), nous voyons, dans le livre II, chapitre II, § 3 de son
ouvrage, à propos des causes prédisposantes générales de la folie et des influences religieuses
sur sa genèse, que le "sentiment religieux n'a dévié de son véritable but que lorsque l'esprit
d'erreur, d'ignorance ou de mensonge en a fait un instrument de trouble et de perturbation pour les âmes timorées
et les intelligences promptes à s'exalter (44)" ; mais il accepte que les illuminés de toutes les écoles
et de toutes les sectes étaient, sinon de véritables imposteurs, au moins des individus dont l'état
mental se présente sous des aspects qu'il est possible dans le plus grand nombre de cas de classer dans des catégories
déterminées. Le délire religieux ou la
folie par religion peuvent, d'après lui, résulter
effectivement de l'exagération de l'amour de Dieu et de la crainte de sa loi ; mais, de même que la forme particulière
de toute folie, elle doit être étudiée dans ses rapports avec la nature de la cause qui la produit.
On en aurait la clef, dans ce cas spécial, tantôt dans l'étude des causes prédisposantes diverses
(milieu, éducation, tempérament, hérédité), tantôt dans certaines névroses
telles que l'hystérie, l'épilepsie, l'hypochondrie (chap. IV, § 3, p. 221 et 222). Il dit enfin que le
mot délire, dans l'expression délire religieux, peut être pris pour synonyme de folie (p. 398). Cette
manière de voir, stéréotypée dans ce que nous venons de citer, fournit sans doute sur certains
points des arguments à la thèse que nous soutenons ; mais on ne saurait nier que, dans son ensemble, elle
ne laisse subsister une modalité qui ne nous paraît pas légitime.
V. M
ARCE (45) admet encore que les idées religieuses exagérées, l'ignorance,
la superstition sont capables d'engendrer du délire et de lui imprimer un
cachet particulier (p. 100) ; que
l'idée religieuse, quelle que soit sa forme, peut aider au développement de la folie, surtout lorsqu'il s'agit
d'individus prédisposés ; qu'on voit souvent le délire éclater (p. 123) à la suite de
confessions mal dirigées, de sermons sur les peines de l'enfer, de jeûnes excessifs ; que l'origine des épidémies,
choréiques ou démonomaniaques, doit être attribuée au même genre de propagande. Il classe
(p. 229) les formes de la manie, d'après la nature des idées délirantes, en érotique, ambitieuse,
religieuse. A la dernière, il attribue un pronostic grave, à cause de la ténacité des
fausses conceptions, de l'étendue de leur irradiation, de la facilité avec laquelle elle se complique d'illusions
et d'hallucinations.
La
monomanie religieuse, qu'il accepte aussi, qu'il s'agisse de
théomanie, démonomanie, démonolâtrie,
zoanthropie, est, d'après lui, un délire des plus graves, extrêmement contagieux, qui se rencontre,
en général, de nos jours, chez des sujets d'un esprit faible et borné.
G
RIESINGER (46) différencie de la mélancolie religieuse l'exaltation mentale religieuse
et la démono-mélancolie.
Il leur consacre quelques lignes et a grand soin d'attribuer la dernière à l'hystérie (p. 284 à
288), même chez l'enfant ; il traite encore de la mélancolie métamorphosique (p. 289).
Il consacre, dans la monomanie exaltée, quelques mots aux idées religieuses, mais en les traitant comme des
idées appelées par la disposition d'esprit du malade ; idées lui arrivant brusquement comme dans les
rêves, sans qu'il y fasse rien (p. 361) ; il les confond encore avec des idées fixes (p. 363).
On constate la même tendance pour ce qu'il appelle la folie systématisée secondaire (p. 387), mais il
faut avouer que, dans ces derniers cas, il n'associe pas volontiers l'épithète de religieuse au terme qu'il
adopte comme entité morbide parce que précisément les monomanes et les systématiques sont, comme
il dit, le jouet de leurs facultés conceptuelles ; c'est la seule raison, car, à propos de la mélancolie
religieuse, nous venons de voir qu'il attribuait une certaine importance à sa modalité.
Nos contemporains, tout en introduisant des modifications qui forment autant de progrès dans la classification de
notre époque, continuent à décrire la folie religieuse plus ou moins systématisée avec
ses modalités, ses genres et ses espèces.
Un des auteurs les plus connus, M. H. D
AGONET (47) décrit, sous la rubrique
Lypémanie
religieuse une maladie caractérisée "principalement par des idées fixes et des hallucinations
de nature religieuse qui peuvent varier à l'infini, suivant les dogmes que le malade professe". Elle revêtirait
presque constamment, d'après lui, une forme anxieuse et "les angoisses qui tourmentent les malades s'expriment
pas des idées fixes de nature religieuse. Ce sont des frayeurs qui partent d'une conscience timorée, des scrupules
qui n'ont pas leur raison d'être et des craintes de la damnation." Ses variétés seraient la
démonomanie
et la
lycanthropie (p. 233 à 239).
La
monomanie religieuse, d'après le savant médecin de Sainte-Anne, est, inversement, une mégalomanie
dans laquelle on constate un bien-être physique, le ravissement d'une joie céleste, une exaltation qui élève
l'individu jusqu'au ciel, jusqu'à Dieu. Une description spéciale est consacrée à cette monomanie.
Ces opinions nous paraissent être une synthèse originale de la tradition, dans laquelle l'entité religieuse
est nettement affirmée.
Le savant professeur de clinique des maladies mentales à la Faculté de médecine de Paris, M. B. B
ALL
(48), regarde la
folie religieuse comme un type accompli de
délire partiel. Après avoir fait
remarquer que, "la nature de l'homme ne changeant jamais, il y aura toujours des religions, et que le sentiment religieux
est un sentiment primordial de l'esprit humain" ; il ajoute que, dans un grand nombre de monomanies et dans celle-ci
en particulier, la folie du malade n'est que l'hypertrophie de son caractère normal, et que, avant d'être un
aliéné mystique, le momane religieux a vécu dans un milieu où la piété recevait
un culte spécial. De même que les anciens auteurs, il attribue aux missions, aux sermons véhéments,
aux prédicationsvives une influence déterminante. Il distingue, dans la folie religieuse, une forme expansive
et une forme dépressive, parmi lesquelles il comprend, en grande partie, des genres légués par la tradition,
tels que la folie hystérique, la démonomanie, etc. En un mot, à l'exempke de ceux "des aliénistes
éminents restés fidèles à la doctrine d'Esquirol", il admet l'existence des monomanies
et de la monomanie religieuse, en particulier.
L'école allemande n'offre pas des doctrines essentiellement distinctes de celles des maîtres français
regardés comme des autorités.
M. E
MMINGHAUS (49) ne croit guère, en matière de psychopathogénèse (p.
313), qu'à l'influence des prédispositions individuelles, la
folie religieuse mystique ou poétique
ne germant que sur un terrain pathologique congénital ou acquis (p. 327). Cette opinion serait encore légitime
pour la genèse des psychoses par contagion. Il applique à la division des conceptions délirantes, chez
les aliénés ou les peuples, en ce qui a trait au sujet même de ces conceptions, la classification du
père Gassner, qui les rangeait en trois classes : les possessions proprement dites, les obsessions, et les circonsessions.
Il compare l'excès religieux, l'ivresse de la croyance et de la superstition (Hoecker) à une sorte d'aliénation
mentale qui, au point de vue historique et psychologique, distingue les fanatiques et les inspirés des croyants et
des vrais réformateurs.
Au point de vue pathologique (p. 204), il y a des idées délirantes dépressives, les unes hypochondriaques,
les autres mélancoliques, d'autres décelant la persécution, qui viennent former les modalités
diverses du délire d'ensorcellement, de possession, de métamorphose. Parmi les types du délire religieux
expansif, il cite le prétendu commerce de la créature avec les saints, le Christ, Dieu, la mégalomanie
érotico-religieuse, dans laquelle l'aliéné est un frère de Jésus-Christ, la délirante,
une fiancée du Christ.
S
CHUELE (50) fait ressortir que, pour que l'exagération extrême d'un culte surnaturel
produise la folie, soit à l'état endémique, soit à l'état sporadique, soit à l'état
épidémique (extase), il faut que les individus sur lesquels on a agi présentent une tare névropathique
(exemple l'hystérie) ou soient à une période d'évolution, voire d'involution (puberté,
ménopause, sénilité) (p. 197). Il décrit la folie systématique religieuse avec exaltation
(p. 449) (
Religiöse Verrücktheit) : "appelé par le ciel directement, ou, comme le lui ont indiqué
cetains signes qu'il a pu interpréter, à une mission de prédicateur ou de sauveur du monde, l'aliéné
se séquestre, prie et se châtie, se condamne aux renoncements les plus durs (silence absolu, refus de nourriture),
met tous ses soins à éloigner de sa présence et de son milieu tout ce qui est choquant, et pratique
au besoin sur lui-même des mutilations génitales ou oculaires, afin de conserver pur et sans tache le vase
sacré que Dieu a formé en sa personne." Schuele consacre également quelques lignes à la
folie systématique des maniaques (
eodem loco). Elle se développerait, d'après le professeur
d'Illenau, à la suite d'excitations sexuelles prolongées, déterminant l'épuisement de l'économie
; à la suite de névralgies thoraciques, mammaires, épigastriques. C'est dans ces conditions que, "s'il
ne s'installe pas un délire de persécutionaccompagné d'idées hypochondriaques rattachées,
par le malade, à l'état de ses viscères, avec des angoisses, des violences, des actes de lascivité
sexuelle,on voit survenir, chez ce malheureux, l'idée qu'un amoureux ou le diable possède toutes les parties
de son individu (nymphomanie, manie avec agitation, etc.)". C'est, encore suivant M. Schuele, l'allégorisation,
par le malade, de la sensation névralgique intercostale ou abdominale, qui, chez des aliénés systématiques,
hypochondriaques, donne naissance au délire de possession, sous toutes ses formes et à tous les degrés
(p. 70), depuis l'idée des vers et serpents qui rongent les viscères ou les remplacent, jusqu'à celle
d'incarnation des esprits surnaturels.
M. Schuele nous fournit des détails plus complets dans son livre le plus récent (51). On rencontre des idées
religieuses un peu partout, dans toutes les formes de l'aliénation mentale, sans qu'eles aient de cohésion
persistante, en ce qui concerne leur teneur. C'est dans la folie systématique chronique-type que l'on arrive à
mettre en relief le mécanisme de leur genèse (p. 237), et c'est à des sensations anormales qu'il faut
les rapporter. Ainsi, le délire dans lequel la malade se prétend enceinte par le ciel, ou bien dans lequel
la malade se prétend qu'elle est mère de Dieu, tient à des sensations utérines anormales. Considérées
d'après leur contextures, elles seraient divisibles en : 1° idées délirantes nuisant au
moi
ou le rapetissant ; ex. : la persécution attribuée aux francs-maçons, aux jésuites, au démon
; 2° idées délirantes élargissant le
moi ; ex. : idées de grandeurs religieuses.
Voilà pour les généralités. La division adoptée est la suivante :
Folie plus ou moins systématique, aigüe, primitive, hallucinatoire. Elle commence par un
vague état de dépression, de l'oppression précordiale, de l'angoisse et des scrupules religieux.
Folie systématique dépressive (démonomaniaque). Elle peut se produire par une transformation
de la manie classique (typique). Dans ce cas, les hallucinations venant par accident à prédominer et à
se constituer en images fixes, le malade vit dans un milieu qui n'est pas du tout le même que celui qu'avait formé
la manie ; sa connaissance s'oblitère, il s'oriente dans le sens de ses hallucinations, et ses pensées prennent
une direction et une couleur en rapport avec l'incohérence plus grande et plus uniforme du tableau général
de ses hallucinations.
Cette forme affecte souvent une évolution aigüe. Le malade passe alors par des alternatives de dépression
et d'exaltation démonomaniaques, teintées d'excitation maniaque. La folie systématique dépressive
peut affecter la forme des folies systématiques soit sensorielles, soit hallucinatoires, soit aigües. On peut
y décrire assez souvent deux phases, l'une dépressive, l'autre expansive avec des idées hypochondriaques
qui se transforment l'une dans l'autre. Si la folie systématique dépressive (démonomaniaque) pousse
les malades à prendre des attitudes plastiques, à jouer la comédie, ou, si la déclamation, l'attitude
passionnelle aboutit à un état cataleptoïde ou tétanoïde véritable, on a une forme
religieuse de la folie systématique
stupide ou
catatonique. Ce seraient d'ordinaire des femmes en proie
à des affections utérines ou des jeunes gens ayant commis des excès sexuels qui seraient atteints de
cette modalité dans laquelle la menstruation jouerait un grand rôle. Si intéressantes que soient ces
divisions et ces subdivisions, que nous n'avons pas pour mission de reproduire intégralement et, encore moins, de
discuter, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer que les systématisations plus ou moins passagères,
hallucinatoires ou non, sont tout à fait secondaires et que la nature de la maladie, très bien dégagée
par l'école de la Salpêtrière, est plus conforme à l'esprit méthodique du nosographe.
Quant au
délire religieux, vraiment systématique, à chronicité plus ou moins grande,
il est passible des mêmes critiques que celles que nous nous sommes permis de diriger contre les auteurs précédents.
Dans les différentes parties de son ouvrage dogmatique et clinique sur la psychiatrie, M. de K
RAFFT-E
BING
(52) a écrit, quand on a soin de rapprocher les uns des autres les divers passages consacrés à l'élément
religieux dans la folie, une véritable monographie des idées religieuses considérées dans l'aliénation
mentale.
A. Dans la séméiologie, il signale que la ferveur religieuse est un véritable équivalent
clinique de l'instinct sexuel surexcité (t. I,
loc. cit., p. 61). La propension à s'adonner à
des exercices religieux est, au point de vue organique, parente de l'impulsion sexuelle ; on en conçoit aisément
le mécanisme d'après l'auteur, quand on axamine la manière dont la religion comprend l'union sexuelle
sous la forme du mariage, les rapports de l'Eglise et du Christ que l'on se plaît à désigner sous l'image
de l'union du fiancé et de l'épouse, le fonctionnement de l'imagination des jeunes esprits qui inconsciemment
échauffés par des sensations sexuelles encore obscures, se représentent objectivement les unions charnelles
en les revêtant de l'appareil religieux et s'adonnent aux pratiques religieuses en se représentant l'intimité
mystique de l'homme avec son Créateur sous les apparences d'une union charnelle, l'histoire des saints qui fourmille
d'épisodes relatifs aux tentations de la chair ; enfin les indiscrétions de certains sectaires dont les réunions
dégénèrent souvent en affreuses orgies.... Dans la folie on constate ordinairement un mélange
des deux délires érotique et religieux ou leur alternance chez les maniaques. Assez souvent l'exaltation religieuse
s'accompagne d'une grande excitation sexuelle et d'un penchant irrésistible à la masturbation ; par contre
chez les masturbateurs le délire religieux est fréquent : ils ont des visions et entendent des voix qui correspondent
à leurs idées de pénétration mystique de la divinité dans leur individu.... M. de Krafft-Ebing
signale aussi que l'extase (p. 85, t. I) se montre de préférence chez la femme, surtout lorsqu'elle est hystérique,
et que l'anémie, les affections utérines, les anomalies fonctionnelles des organes sexuels, l'exaltation religieuse
y prédisposent.
B. Dans l'étiologie (t. I, p. 139), il nie que la religion en elle-même, de quelque religion et de quelque
secte qu'il s'agisse, ait d'autre rapport avec la genèse de la folie que parce qu'elle constitue souvent un obstacle
au mariage ou s'oppose au croisement de la race (les Juifs, par exemple, se marient entre eux, etc., etc.). Cette cause,
purement anthropologique, n'atteindrait bien en rien la vraie religion, la pure morale, la métaphysique bien entendue....
"Il en serait tout autrement, au contraire, d'une direction bigote, mystique, d'un zèle religieux exclusif,
derrière lesquels se cachent souvent des passions basses et hypocrites...". Pour perdre l'esprit, il faut encore
avec la religion une forte prédisposition.
Ceux qui deviennent fous à la suite de cérémonies ou de missions religieuses sont des faibles d'esprit
mélancoliques... Que de fois cette impulsion exagérée à la religion est déjà le
symptôme d'une prédisposition maladive du caractère ou d'une maladie réelle. Elle abrite souvent
un développement exagéré de la sensibilité spéciale et en particulier de l'appareil sexuel.
Nous recueillons encore les citation suivantes : "...Les psychoses les plus fréquentes dans la syphilis (t.
I, p. 174) sont les psychoses chroniques, notamment la mélancolie avec délire de culpabilité et syphilidophobie..."
Parmi les psychoses génitales réflexes (
loc. cit., p. 178), il convient de citer la
démonomanie
et la
folie systématique érotique hallucinatoire de Schuele, qui éclate à la suite de
la défloration dans les cas de vaginisme. Elles peuvent succéder à l'anémie ; ce sont alors
des
mélancolies dans lesquelles il n'est pas rare de constater du délire de culpabilité et de
la démonomanie...
Les onanistes (p. 138) sont d'humeur changeante ; ils présentent de temps à autre de la dépression
hypochondriaque : craignant toute espèce d'évènements, ils ne tarissent pas en reproches contre eux-mêmes,
tout en se considérant comme des martyrs de la fatalité plutôt que comme des coupables repentants ;
ils tendent au fanatisme religieux et au mysticisme.
C. La
folie religieuse systématique n'est pour le professeur de Gratz qu'une modalité
mégalomaniaque
de sa folie systématique primitive, laquelle n'est elle-même qu'une aliénation mentale par dégénérescence
psychique (t. II, chap. III, p. 13 et s.).
Parmi les états de
folie systématique primitive à conceptions délirantes exapansives,
la
folie religieuse joue, dit le professeur allemand, au point de vue social et pathologique, un rôle qui n'est
pas sans importance. Il présente ce genre de malades comme des prédisposés, des déséquilibrés,
des faibles d'esprit, chez lesquels le stade d'incubation de la maladie en question permet de constater : chez la femme,
de la chlorose, de l'hystéricisme, des troubles menstruels ; chez l'homme, des bouffées d'hypochondrie. Les
excès de toutes sortes, d'ordre psychique, intellectuel ou physique, agissent alors comme causes déterminantes.
Les hallucinations font le reste, et c'est ainsi que se construisent les délires de ces réformateurs, de ces
nouveaux Messies, de ces Vierges d'un genre original, tantôt exaltés, tantôt déprimés,
les uns prêchant, les autres jeûnant, tous sujets à de certains moments à des obsessions démonomaniaques
passagères pouvant fournir des périodes cataleptoïdes, extatiques, et demeurant en permanence sous l'influence
de visions célestes.
C'est dans les
périodes d'obnubilation psychique (p. 109) que de Krafft-Ebing, a observé transitoirement
du délire
religioso-expansif, au cours de la
folie épileptique. Ici, en un laps de temps très
court, les épisodes délirants se succèdent sous les tableaux les plus divers. Mais l'auteur confond
dans le même groupe les cas dans lesquels le malade après la crise se souvient des circonstances du délire,
et ceux à complète amnésie.
Dans la
folie hystérique, l'
extase et la
vision présentent un tableau analogue, d'après
le texte de l'ouvrage, à ceux des épileptiques. La somniation est profonde, le corps du patient tout entier
occupé à l'extase est parcouru comme par une sorte de courant magnétique qui indique la tension convulsive
de l'encéphale ; c'est sur ce fond d'hallucinations d'un genre particulier que se greffent les délires ; l'auteur
prétend que le souvenir reste sommaire.
Enfin, la
mélancolie à sa période d'agitation maxima permettrait de constater certaines conceptions
délirantes et des hallucinations terrifiantes non coordonnées qui expliquent l'état d'anéantissement
et les violences impulsives des sujets. C'est un délire leur faisant croire que tout est anéanti, que le monde
est fini, qu'ils sont possédés du diable (
mélancolie passive démonomaniaque).
Conclusions. A vrai dire, envisagée d'ensemble, l'étude historique de ce que nous appellerons
la pathologie de la religion ne permet pas de mettre en relief beaucoup d'opinions divergentes. Quelle que soit l'influence
attribuée par les auteurs aux conceptions religieuses, ils croient généralement que le délire
mérite d'être appelé religieux quand on y distingue des idées religieuses, et qu'il existe une
folie religieuse à laquelle il convient de faire une place, le plus souvent une place importante, dans lz cadre des
maladies mentales. Suivant nous, ils s'attachent principalement à la forme. Nous ne prétendons pas faire la
critique de maîtres tels que Pinel, Esquirol, Parchappe, Morel, Griesinger, Schuele, de Krafft-Ebing, nous nous hasardons
simplement à appeler l'attention sur la conservation des traditions, depuis les temps les plus reculés jusqu'à
nos jours, tout en ayant été le plus concis possible dans l'exposé des opinions que nous avons rapportées.
Nous estimons que, grâce aux citations presque textuelles ou littérales de notre relation historique, c'est
bien là l'idée qui s'en dégage. Ce n'est pas à dire que les classifications n'aient pas progressé,
que certains auteurs n'aient pas une tendance à attribuer, au moins en certains cas, une place secondaire dans le
délire au mysticisme et aux idées religieuses ; mais ceux-là mêmes maintiennent l'expression
de folie religieuse, et les observations qu'ils donnent nous font voir que leur doctrine n'est pas en rapport avec la véritable
place, suivant nous, des idées religieuses dans la nosologie. Malgré les travaux des savants du commencement
de ce siècle, la continuation de leur oeuvre, dont l'esprit est tout entier dans la subordination des caractères,
exige que l'on fasse plus que rayer, par exemple, les monomanies, en tant qu'entités morbides.
C'est précisément afin de se montrer digne d'eux, que M. Magnan s'est vu entraîné à la
refonte générale des dénominations adoptées dans les traités les plus récents.
En effet, le principe qui s'impose aujourd'hui, plus que tout autre, est celui que l'on peut désigner sous le nom
de recherche de la nature morbide. Cette recherche change en grande partie la terminologie de certains maîtres modernes.
On a démontré qu'il n'y a pas de monomanie, parce qu'un malade qui délire est atteint dans toute sa
substance. En ce cas, le texte du délire importe peu ; or c'est ce texte que les auteurs envisagent, quand ils conservent
l'expression de folie religieuse. Mais il ne faut pas confondre le texte du délire avec son allure. Un ambitieux,
qu'il émette des idées religieuses, politiques ou sociales, est un ambitieux, et sa mégalomanie révélera,
d'après son évolution, son genre de folie. Certains détails tenant à la consistance, à
la cohérence, à la puérilité, à la systématisation plus ou moins persistante de
cette mégalomanie, indiquent, à leur tour, qu'il s'agit de telle ou telle entité morbide (débilité
mentale, dégénérescence, etc.).
(1) Hippocrate, Oeuvres, édition Littré, 10 vol.
(2) Rougé. (Victe E. de). Paris. Etude sur une société égyptienne appartenant à
la bibliothèque impériale. Imprimerie impériale MDCCCLVIII.
(3) De causis et notionibus diut. morborum, livre 1er, chap. V. De curatione diut. morborum, même
livre, même chapitre.
(4) Jean Wier, dit Piscinarius (1515), dans son ouvrage : De praetisgis demonum et de lamiis, cherche à
démontrer que ceux qu'on accusait de sortilèges étaient des personnes à qui la mélancolie
avait troublé le cerveau. Cet ouvrage renferme de remarquables observations qui ont été publiées
par Th. Arnold, dans son travail : Observations in insanity, 1782 (B.-A. Morel, loc. cit., p. 43). On consultera,
avec plus de fruit encore, la réimpression de cet ouvrage due à M. Bourneville, qui l'a, en outre, annoté
sous le titre de JEAN WIER, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens
infâmes, etc. 2 vol., Paris, 1886.
(5) J.-B. Porta (1592), De humana physiognomania, quomodo animi proprietates naturalibus remediis compesci possunt.
(6) Son livre intitulé : Quaestiones medico-legales (Romae, 1621), est un recueil on ne peut plus intéressant,
non seulement pour tout ce qui a trait à l'aliénation, mais il peut être consulté avec fruit
pour tout ce qui a trait à la médecine légale. Ce livre est le plus beau monument qui ait été
élevé, dans ces temps, pour ramener les esprits à des idées plus saines touchant les influences
surnaturelles ; il est la critique la plus sévère de toutes les cruautés exercées à
l'égard des mélancoliques (B.-A. Morel, Traité des maladies mentales, p. 43).
(7) Prosper Alpin (1553) réduit à leur juste valeur maladive la plupart des faits extraordinaires que l'on
citait comme l'oeuvre du démon. Dans son livre De medicina Aegyptiorum, il ne voit que des mélancoliques
dans ces fanatiques que les Orientaux vénéraient comme des saints et qui, sales, décharnés,
semblables à des momies, erraient dans les solitudes et fréquentaient le séjour des morts (B.-A.
Morel, loc. cit., p. 47).
(8) Voy. Bibliothèque diabolique du docteur Bourneville, qui comprend : le Sabbat des sorciers, Possession de
Jeanne Ferry, Oeuvres de Jehan Wier, Soeur Jeanne des Anges, etc.
(9) Fel. Plateri, observationes in hominis affectibus plerisque, Basilae, 1641.
(10) Histoire littéraire de la psychiatrie, Wursburg, 1830.
(11) Annals of insanity compresing a selectio of curious an interesting cases in the different species of lunacy melancholy
or madness with the modes of pratica in the medical and moral treatment as adopted in the cure of each (fifth edition),
London (sans date), member of the London medical Society.
(12) Della pazzia in genere ed in specie, Florence, 1793, t. III ; Centuria di osservazioni, 1794.
(13) Ziemssen's handbuch, t. XVI ; Handbuch der Geisteskrankheiten, 2e édition, Leipzig, 1880.
(14) Klinische psychiatrie, Leipzig, 2e édition, 1886, p. 128.
(15) Schuele, loc. cit.
(16) Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, seconde édition, Paris,
1809.
(17) Loc. cit., § 222, p. 265.
(18) Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et médico-légal,
à Paris, 1838 (édition publiée à Bruxelles en 1838).
(19) Loc. cit., t. II, p. 302.
(20) Loc. cit., t. I, p. 335.
(21) Loc. cit., t. I, p. 334.
(22) Loc. cit., t. I, p. 345.
(23) Loc. cit., t. I, p. 342.
(24) Loc. cit., t. I, p. 347.
(25) De la folie, Paris, 1820, p. 109
(26) Traité des maladies du cerveau et de ses membranes (maladies mentales), Paris, 1826..
(27) Voy. Loc. cit., première série, obs. VI, p. 35 ; obs. XI, p. 69 ; obs. XII, p. 75 ; Troisième
série, obs. I, p. 146 ; obs. X, p. 209. Sixième série, obs. IV, p. 362 ; obs. VI, p. 371.
(28) Traité théorique et pratique de la folie. Observations particulières et documents nécroscopiques,
Paris, 1841.
(29) Loc. cit., obs. LVII, LXXII, LXXVI, XCVI, p. 61, 78, 81, 98.
(30) Loc. cit., obs. XV, p. 13.
(31) Loc. cit., obs. CCLIII, p. 260.
(32) Loc. cit., obs. CCXC et CCCX, p. 301 et 327.
(33) De la folie, Paris, 1845.
(34) Des maladies mentales et des asiles d'aliénés, Paris, 1864. Leçons de 1850 à 1852.
(35) Traité sur l'aliénation mentale et sur les hospices d'aliénés, Amsterdam, 1826.
Leçons orales sur les phrénopathies ou traité théorique et pratique de l'aliénation
mentale, Gand, 1852.
(36) Untersuchung ueber die Krankheiten der Seele und, etc. Hallé, 103.
(37) Lehrbuch der Stoerungen des Seelenslebens, Hallé, 1807-1812.
(38) Dissertatio de methodo cognoscendi curandique animi morbos stabilenda, Iéna, 1797.
(39) Observations on the deranged manifestations of the mind or the insanity, Londres, 1817 et 1840.
(40) Essai d'une théorie sur le délire religieux, Versuch einer Theorie des Religiöse Wahnsinn,
divisé en dix chapitres, Hallé (1848), dont on trouve l'analyse faite par Morel dans les Annales médico-psychologiques,
1852, t. IV, p. 547.
(41) C.-C.-H. Marc, De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires,
Paris, 1840.
(42) Traité de l'aliénation mentale, traduction par Th. Archambaud, avec notes d'Esquirol, Paris,
1840.
(43) B.-A. Morel, Traité des maladies mentales, Paris, 1860.
(44) Loc. cit., p. 82.
(45) Traité pratique des maladies mentales, Paris, 1862.
(46) Traité des maladies mentales, traduction française, par Doumic, Paris, 1873.
(47) Nouveau traité théorique et pratique des maladies mentales, Paris, 1876.
(48) Leçons sur les maladies mentales, Paris, 1882. Vingt-deuxième leçon, De la folie religieuse,
p. 460.
(49) Allgemeine Psychopathologie, Leipzig, 1878.
(50) Hanbuch der Geisteskrankheiten, 2e édition, Leipzig, 1880.
(51) Klinische Psychiatrie, 3e édition, Leipzig, 1886.
(52) Lehrbuch der Psychiatrie auf klinischer Grundlage, 3 vol, in-8, Stuttgart, 1879-80.