DUPAIN


ETUDE CLINIQUE SUR LE DELIRE RELIGIEUX

(ESSAI DE SEMEIOLOGIE)

(1888)





HISTORIQUE

L'étude historique du délire religieux comporte naturellement la même division que celle de l'aliénation mentale, en général. En ce qui concerne cette dernière nous adoptons les quatres grandes périodes suivantes : 1° période de l'antiquité, qui s'étend depuis Hippocrate jusqu'au troisième siècle après Jésus-Christ ; 2° le temps intermédiaire au troisième et au seizième siècle de notre ère ; 3° une phase dite des classifications qui part de Félix Plater (1587) ; 4° la période, dite de réforme thérapeutique, qui commence avec Pinel et Esquirol et s'étend jusqu'à nos jours. Dans cette quatrième période, on pourrait distinguer les contemporains, en prenant, comme point de départ, le milieu du dix-neuvième siècle ; mais cette subdivision n'aurait qu'un intérêt chronologique et ne changerait en rien la valeur de la classification, au point de vue de la conception de la psychiatrie. Il est vrai, cependant, comme nous le dirons tout à l'heure, que certains délires, certains types cliniques ont pu, suivant quelques maîtres modernes, recevoir un état civil différent de celui que leur avaient attribué leurs prédécesseurs, telle la monomanie ; que d'autres ont reçu la vie de leurs recherches, telle la folie héréditaire ; et que, par suite de ces innovations, de ces découvertes, parmi lesquelles il convient de citer l'automatisme cérébral, on serait autorisé à former de nouvelles branches jusque dans les temps les plus récents. Mais, comme il ne s'agirait que d'établir la légitimité d'écoles caractérisées par des tendances ou des innovations qui leur sont propres, on ne saurait multiplier les divisions, alors surtout qu'elles ne portent point atteinte à l'impulsion imprimée par ces deux grands maîtres français : Pinel et Esquirol. Nous nous en tiendrons là.

Première période.

Il est certain que, dans l'antiquité, Hippocrate, Asclépiade, Celse, Arétée, Galien, avaient observé des malades chez lesquels se manifestaient, ainsi qu'aujourd'hui, des idées délirantes de toute nature et, par suite, du délire religieux. Ils connaissaient, en effet, la mélancolie, la manie, la folie symptomatique d'affections aigües, des fièvres intermittentes, de la menstruation, des hémorroïdes, des hémorrhagies, des lésions organiques du cerveau, de l'épilepsie, des intoxications par les narcotiques, de la puerpueralité, du delirium tremens (παραφροσυνη), de l'hystérie. Les hallucinations de l'ouïe et de la vue, la folie systématique (υπομαινομενον), les idées fixes (Celse), les psychoses à évolution chronique et l'hypochondrie (φροντις) qu'ils rattachaient à une affection abdominale ; le délire fébrile, celui des phthisiques et des filles chlorotiques qui manifestent une propension marquée au suicide, ainsi que la dépression mélancolique, sont l'objet de remarques spéciales dans leurs écrits. HIPPOCRATE, en particulier, traite en divers endroits de ses oeuvres (1) de presque tous les éléments morbides que nous connaissons aujourd'hui. Mais nulle part on ne trouve spécifié que la religion soit la cause ou l'objet de manifestations délirantes. Il dit bien (t. VI, p. 359) περι ιερης νουσου que la magie est incompatible avec l'existence des dieux ; que ceux-ci sont synonymes de raison et de science bien conduite, que les charlatans les invoquent à tort (t. VI, p. 407, 359, 663 et t. IX, p. 235). Mais il s'agit là d'appréciations purement philosophiques qui n'ont rien à voir avec l'aliénation mentale. Les travaux des anciens ne contenant pas de recueils d'observations, au moins comme nous les comprenons aujourd'hui, les formes de divagations ne sont pas autrement décrites. Ce qui appert, en outre, des lectures d'ouvrages médicaux ou non de l'antiquité et sur l'antiquité, c'est la tendance commune du vulgaire à accepter les supersititions les plus grossières, les thèmes religieux les plus enfantins, à chercher des explications mystiques, idéales, théocratiques aux phénomènes les plus ordinaires ; à engendrer les théories de la possession, du mauvais oeil, de l'ensorcellement, d'affections sacrées, dans tous les temps et chez tous les peuples ; à croire aux transformations magiques, à la transmutation des hommes en animaux, etc. Toutes superstitions qui, dans certaines conditions, deviennent de véritables délires et du délire souvent épidémique.
Mais ceci se rattache plutôt à l'histoire des littératures, des philosophies et des civilisations. Néanmoins, nous ne pouvons nous empêcher de mentionner cette stèle égyptienne (2), conservée à la Bibliothèque nationale de Paris, sur laquelle il est raconté que la princesse d'Asie, Bint-Reschit, possédée d'un esprit malin, fut guérie par le dieu égyptien Chons, et l'avis de Platon qui, dans le Phédon, dit que l'exaltation prophétique, poétique, critique, engendrée souvent par l'intervention immédiate des dieux, est de la folie (μανια), et encore celui de Cicéron qui, dans son livre De divinatione, rattache la même inspiration religieuse à la folie exaltée (furor). Enfin, Arétée (3) fournit des observations rudimentaires de manie religieuse, avec automutilation en l'honneur des dieux.

Deuxième période.

Dans cette période de ténèbres, qui s'étend du troisième au seizième siècle après Jésus-Christ, la médecine est elle-même noyée dans cette ignorance superstitieuse où plongent, comme à plaisir, tous les esprits ; à plus forte raison, la pathologie mentale, dont les progrès exigent non seulement la culture des connaissances les plus physiques, mais encore l'utilisation des notions somatiques relatives à la psychologie et l'application technique des progrès du sens commun scientifique à l'investigation des processus intellectuels (psycho-physique, psycho-physiologie, physiologie expérimentale et comparée, etc.). Pendant cette époque, les aliénés sont des démonomanes et les psychologues des prêtres exorciseurs. A certains égards, elle est fertile en délire religieux d'une espèce particulière ; car, outre que nous avons à y observer des aliénés démonopathes de tout genre, nous serions en droit d'y puiser une grande classe d'aliénés raisonnables parmi ceux qui, plus furieux, plus exultants que les premiers, ne trouvaient d'autres remèdes à la maladie, à l'épidémie de possession, que d'en jeter au feu les malheureuses victimes, ce qui, considéré au point de vue théologique pur, constitue un acte de véritable désordre mental. Du reste, il n'a fallu, grâce à M. le professeur Charcot, rien de moins que les progrès de la psychiatrie moderne, l'analyse patiente, lumineuse des faits cliniques contemporains, la reconstitution logique de l'antiquité par l'école de la Salpêtrière, qui a montré que la folie hystérique du dix-neuvième siècle était exactement celle des quatorzième, quinzième et seizième, pour nous permettre de lire couramment dans les relations démonopathiques de divers ordres que nous ont laissées les grands personnages de la Scholastique ou de l'Eglise, transformés en médecins aliénistes. C'est à la science présente que nous devons de dégager nettement les types morbides du moyen âge, et d'apprécier exactement l'état mental des malades et des thérapeutes de cette époque.
Sans doute, Jean WIER (4), J.-B. PORTA (5), Paul ZACCHIAS (6) et Prosper ALPIN (7) établissent que, dans l'espèce, il s'agit de mélancolie, d'hystérie, de désordres généraux du système nerveux ; mais l'état de la science et leur propre sécurité ne leur permettent point encore de diagnostiquer les modalités pathologiques qui, ainsi que nous le montrerons au cours de de ce travail, se donnent rendez-vous dans une épidémie de désordres de pareil genre, non plus que de saisir, dans son plein, le mécanisme clinique de l'hystéropathie.
Ce moyen âge, en ce qui a trait à la psychiatrie en général, est dans un état rétrograde. Les mémoires ne manquent pas. Ils concernent des lycanthropes, des feux follets, des épidémies psychiques ou névropathiques variées ; mais la science, à part les honorables exceptions dont nous avons parlé, n'a rien à faire avec eux ; l'aliénation mentale étant, presque partout, tenue pour l'ouvrage d'influences diaboliques et l'exorcisme devenant, par conséquent, la panacée universelle. Bon nombre de textes de cette phase nébuleuse ont été réimprimés et soumis à la lumière des appréciations scientifiques contemporaines. Ils ont ainsi pris rang, de même que les relations nosographiques ou cliniques, parmi les documents authentiques de valeur. Vouloir interpréter les autres serait s'adonner à une étude différente de celle que nous nous sommes assignée. Nous ne nous occuperons donc, si besoin est plus tard, que de ceux qui ont été remaniés (8). D'ailleurs, les épidémies modernes de possession et les cas de folie démoniaques, endémiques, sporadiques, isolées, isolées, affectent identiquement les mêmes caractères ; donc, l'étude rétrospective, telle que l'a fait comprendre l'examen des aliénés modernes de ce genre, est d'une exactitude parfaite. A tout prendre, la pathologie mentale ne pouvait apporter d'éléments de clarté que le jour où elle serait constituée, et cette constitution ne pouvait avoir de prétention à l'existence que lorsque les savants arriveraient à comprendre et à enseigner qu'il y avait lieu de distinguer, dans les faits, des types et des types distincts, tant par leur modalité que par leur évolution. C'est ce commença le médecin de Bâle, FELIX PLATER (1587 à 1641) (9).

Troisième période.

Nous voilà à la troisième période que l'on est en droit, à l'exemple de Friedreich (10), de décorer du titre de période des classifications. Elle bénéficie des efforts parallèles, en d'autres sciences, de Harvey, Bacon, etc. Nous n'avons pas grand'chose à y glaner, en ce qui a trait au délire religieux. Boerhave, Fried., Hoffmann, Cullen, Th. Arnold ont principalement écrit des mémoires ou des livres dogmatiques de pathologie générale ou de médecine commune. Nous en trouvons du reste un reflet dans les deux traités, précieux pour notre thèse, de WILLIAM PERFECT (11) et de CHIARUGGI (12). Ecrits, vers la fin du dix-huitième siècle siècle, spécialement sur la folie, ils sont riches, non seulement en réflexions cliniques ; on y trouve une certaine proportion de délires religieux. W. Perfect, notamment, insiste sur les inconvénients de l'enseignement religieux surchauffé ; il décrit avec soin diférentes formes, soit de ce qu'il appelle folie religieuse, soit du délire religieux. Chiaruggi paraît plus somatique ; il insiste davantage sur le rôle des fonctions physiologiques. Tous les deux s'occupent d'anatomie pathologique. Tous les deux aussi considèrent la folie religieuse et le délire religieux comme autochtones, c'est-à-dire comme une entité morbide.
Mais au fond, l'on peut dire que l'étude du délire religieux, de même que celle de la démonomanie, n'a qu'à gagner quand les documents qui la concernent ont passé par l'étamine des véritables fondateurs de la psychiatrie, de ceux qui, ainsi que l'avoue M. Schuele (13), ont élevé les aliénés à la dignité d'hommes, en les traitant comme des malades, et qui, en cultivant le côté somatique, ont imprimé à l'ensemble des connaissances pathologiques un mouvement scientifique capable d'en établir les assises, en tant que branche autonome (14). Nous avons nommé Pinel et Esquirol.

Quatrième période.

Avec PINEL et ESQUIROL et leurs continuateurs ou leurs émules, devenus leurs disciples, ainsi Langerman (1810), Richard Tuke, nous assistons à la réforme. Non seulement le traitement des aliénés change, mais aussi la psychiatrie se lie, par ses méthodes et ses résultats, à l'ensemble de la médecine dont, en définitive, elle suit les prgrès. C'est la France "qui fraye le sillon". (15) Aussi, sont-ce les auteurs de ce siècle qui méritent particulièrement notre attention et, parmi eux, les auteurs français, tels que Georget, Bayle, Calmeil, Foville père, Falret père, Gratiolet, Morel, Parchappe, etc.
Qu'est-ce qui guide, en effet, les maîtres de la quatrième période ? C'est la clinique qui progresse, qui se fonde et, avec elle et pour elle, la subordination des caractères, la légitimité des allégations en faveur de telle ou telle entité, comprise d'une façon plutôt que d'une autre, au grand profit du pronostic, du traitement du malade dont on fixe correctement la nature de la maladie. Ce sont donc particulièrement les auteurs modernes qui doivent être consultés en matière de délire religieux ou de folie religieuse, puisqu'il s'agit d'élucider une question clinique, de déterminer la nature morbide du symptôme, d'effacer ou d'inscrire dans le cadre nosographique le délire religieux ou la folie religieuse, en tant qu'entité pathologique et, en tous cas, de lui attribuer sa véritable valeur.

PINEL (16), attachant, au point de vue pathogénique, une grande importance à l'éxagération des opinions religieuses, à une dévotion mal entendue, admet, au fond, qu'il existe une folie religieuse qui prend tantôt la forme de manie, d'agitation excessive, tantôt celle de mélancolie suicide, tantôt enfin celle de délire chronique, avec hallucination de l'ouïe et de la vue. "L'aliénation mentale, dit-il, qui provient de cette origine (il s'agit de ce qu'il appelle l'exaltation extrême des opinions religieuses), mérite d'autant plus d'être connue qu'elle conduit au désespoir et au suicide (17)." Après avoir cité (§ 223) l'exemple d'une jeune fille atteinte de manie furieuse, à la suite de scrupules religieux extrêmes, et invoquant, à la moindre opposition à sa volonté, le feu du ciel pour consumer les coupables, il fait remarquer qu'une dévotion mal entendue détermine souvent une bouffissure de l'orgueil et que les malades de ce genre sont en communication délirante avec l'Etre suprême (§ 224). Le délire de culpabilité et la mélancolie dévote sont l'objet d'un paragraphe spécial (§ 225). Enfin, et ceci est intéressant tant au point de vue de la conduite d'un asile qu'à l'égard du traitement de l'aliénation mentale, il recommande la plus grande modération dans les pratiques du culte, qui exercent le plus pernicieux effet tant sur les aliénés dévots que sur les mélancoliques par dévotion (§ 226) et déterminent fréquemment des rechutes (§ 227). Il met aussi en relief l'action malfaisante des sectes et des cérémonies religieuses exagérées sur la genèse de l'aliénation mentale.

ESQUIROL (18) constate que, s'il s'est montré depuis trente ans, en France, quelques monomanies produites par l'exaltation religieuse, elles ont été peu nombreuses et ont presque aussitôt disparu. Pour lui, grâce à l'indifférence actuelle en matière de religion chez nous, grâe aux modifications introduites dans l'éducation de la première enfance, l'imagination n'étant plus effrayée dès berceau, "nous ne voyons plus la démonomanie qui, pendant trois siècles, a affligé le monde civilisé" et "on n'observe point de folies provoquées par le fanatisme religieux ou par la mysticité (19)". Mais le savant médecin décrit en détail la monomanie religieuse sous des formes différentes. Il parle, par exemple, et cite l'observation d'un prêtre halluciné atteint religieux (20) ; il insiste sur les monomaniaques théomanes en communication avec le ciel, ayant une mission céleste et se croyant prophètes, se prenant pour des êtres surnaturels ; il adopte pour eux l'expression de monomanie d'enthousiasme qui n'est autre, suivant lui, que la mélancolie enthousiaste de Paul d'Egine (21). Ailleurs il attribue les causes de la monomanie à de l'exaltation religieuse, à des méditations ascétiques (22). Il cite cet être halluciné qui renouvelle le sacrifice d'Abraham (23). Enfin, à propos de la monomanie érotique, il fait remarquer que dans cette maladie les idées amoureuses sont fixes et dominantes, "comme les idées religieuses dans la théomanie ou la lypémanie religieuse (24)".Dans ces deux dernières affections, les idées délirantes sur la religion forment une véritable concentration, alors que, dans d'autres maladies, comme dans la monomanie homicide ou érotique, on peut observer occasionnellement des idées délirantes ou du délire d'ordre religieux.

GEORGET (25), analysant le monomaniaque, dit que l'ambition et l'orgueil, chez l'homme, la vanité et le religion, chez la femme, caractérisent un grand nombre d'espèces de cette maladie. Il insiste sur ce point, que d'un orgueil excessif émane l'idée de se croire Dieu, roi, prophète, et qu'un dérangement dans les idées ordinaires de l'homme, le fanatisme religieux, par exemple, ou le désir de fairetriompher des idées qu'on a adoptées en religiuon, est la cause d'autres variétés de monomanies.

A-L.-J. BAYLE (26), préoccupé surtout de constituer, comme l'on sait, le type clinique de la paralysie générale, relève, au courant des études cliniques, le délire religieux et ses différentes formes dans cette affection (27).

PARCHAPPE (28), dans son livre célèbre qui vise particulièrement l'anatomie pathologique de l'aliénation mentale, note, soit dans la folie chronique (29), doit dans la folie aigue (30), de la dévotion exaltée, des idées de grandeur divine incohérentes, basées sur des hallucinations, des extases, des idées religieuses exagérées, une exaltation religieuse avant ou pendant la maladie. Une observation de folie passant à l'état paralytique (31) est caractérisée, entre autres symptômes, par une dévotion fanatique. Enfin, parmi le exemples de folies compliquées de maladies cérébrales accidentelles (32) il n'a garde d'oublier l'existence, chez plusieurs de ces déments, d'idées religieuses généralement ambitieuses.

M. F.-L. CALMEIL (33) s'attache principalement à faire l'histoire des épidémies convulsives et de la démonomanie. Ces documents sont précieux pour cette étude particulière, quand on se propose d'étudier la folie religieuse, au point de vue social et contagieux. Mais la façon même dont il envisage la démonopathie, la folie hystérique, la catalepsie, le délire de sorcellerie, la choréomanie, la théomanie, l'extase, le vampirisme, le délire qui suit les pratiques du mesmérisme, prouve, ce que nous savons d'ailleurs, que, à l'époque où il a écrit, la folie religieuse de cet ordre-là était considérée comme une entité morbide.

J.-P. FALRET (père) (34), l'élève et le continuateur d'Esquirol, à la Salpétrière, comme il le dit lui-même, émet sur le sujet qui nous occupe, une opinion qui contrastre, du tout au tout, avec les opinions accréditées sur l'aliénation mentale. Il s'élève (p. 139) contre l'erreur de ceux des aliénistes qui ont recherché, dans la folie, les lésions isolées des facultés reconnues par les psychologues chez les gens normaux. Avec ce procédé, dit-il en substance, on a proclamé comme monomanies distinctes, l'érotomanie, la théomanie, la démonomanie, la kleptomanie, etc. "C'est là une doctrine erronnée, féconde en funestes résultats." Par exemple, ajoute-t-il, les aliénés décrits par les auteurs, comme dominés par le sentiment religieux , constituent un type à l'appui de la fausseté de cette interprétation. D'abord nos asiles sont très rarement le séjour d'extatiques comme les solitaires de la Thébaïde, puis, les idées mystiques, assez fréquentes chez nos aliénés, n'amènent pas le moins du monde de l'exaltation du sentiment religieux. Elles sont le conséquence de conceptions engendrées par l'orgueil et la crainte. La religion n'est, chez ces malades, ou bien qu'un des reliefs de leur souveraine prétention et non de l'exaltation du sentiment religieux, ou bien que l'expression d'une crainte générale. Ajoutons que les exaltés religieux ou nos pauvres damnés, ont des conceptions délirantes, des illusions ou des hallucinations tout à fait étrangères à la religion, "ce qui prouve, une fois de plus, combien est complexe le délire de ces prétendus monomanes religieux et combien il est impossible de le rattacher à la lésion d'un seul sentiment." M. Falret fait, en un mot, le procès des monomanies, en même temps qu'il condamne la méthode d'analyse psychologique qui perd de vue les procédés de la pathologie générale. C'est un pas en avant que l'on peut considérer comme marquant un progrès sensible, mais ce n'est pas encore tout à fait l'étude de la nature morbide.

J. GUISLAIN (de Gand) (35), dans ses différents ouvrages sur la folie, considère la superstition comme une des causes de l'aliénation mentale (p. 160 du tome I de l'ouvrage de 1826), range l'amitié et la dévotion sous la dépendance de l'amour qui est le propre de toutes les passions agréables (p. 24) ; il dit en substance que l'esprit religieux devient, en bien des cas, "une source d'égarement de la raison". Il cite, comme exemple, les écarts intellectuels des sectes religieuses (p. 309). Mais il rattache la folie religieuse à une préoccupation morale qui n'a besoin que d'une cause occasionnelle pour donner naissance à cette maladie (p. 308). Enfin, il insiste sur l'usage de la musique comme traitement de la démonomanie. Ce sont là d'ailleurs, dans son premier ouvrage, des assertions assez vagues qui prennent corps à mesure que son expérience augmente dans son second ouvrage, notamment sous la forme que voici : Les pratiques religieuses et l'enthousiasme exagérés sont toujours propres, daprès lui, à déterminer le plus souvent des mélancolies religieuses. Il en cherche la preuve dans les moeurs de la Turquie, "là où la seule lecture est l'Alcoran, où l'esprit n'est point éclairé par l'instruction puisée dans les livres, la religion est presque l'unique cause qui engendre le trouble mental" (p. 47 à 50 du tome II). Il passe en revue l'élément extatique dont il signale la combinaison : avec la mélancolie et, dans quelques cas, avec la manie, et parfois la terminaison par la démence (p. 232) ; il distingue, parmi les situations qu'il ne faut pas confondre avec les maladies mentales celle des martyrs religieux et des visionnaires (p. 68, 71 et 77 du tome I) ; il traite de la mélancolie religieuse (p. 129, une observation), de la manie religieuse (p. 187, une observation). Mais, à côté de cela, il décrit la manie ambulatoire, la manie agitante et la folie mutilante ; tout en attribuant à l'extase un pronostic bénin (p. 444 du tome Ier), il mentionne que la mégalomanie religieuse est presque incurable (p. 240, t. II) : "Les dieux, les saints, les papes, les empereurs, dit-il (il s'agit d'aliénés), ne guérissent pas, à moins que les idées relatives à ces transformations ne soient fournies par une mélancolie ou une manie. Il en est de même des martyrs..., de ceux qui se frappent et s'agenouillent sans cesse." Ce sont là des notions de pathologie générale qui corroborent des manières de voir appartenant à l'époque. Les éléments morbides sont fragmentés par l'auteur sans que la synthèse en coordonne ultérieurement les indications pratiques. Nous nous arrêterons quelques instants ici.
Les auteurs que nous venons de passer en revue, ou dont nous venons de spécifier l'esprit ou la tendance, présentent un caractère commun, celui d'attribuer à la religion, comme cause ou comme génératrice d'idées délirantes, une valeur suffisante pour se croire autorisé à caractériser la forme de l'aliénationmentale dans laquelle ils s'imaginent en relever l'influence en lui appliquant l'épithète de folie religieuse ; ou bien à rattacher les conceptions religieuses à un délire général, dans lequel leur existence mérite une importante considération. Il en est de même des auteurs suivants J.-Ch.Hoffbauer (36), J.-Chr. Heinroth (37), J.-C. Langermann (38), J.-Ch. Spurzheim (39), R.-V. Ideler (40).
Au point de vue médico-légal, le livre de C.-C.-H. MARC (41) ne saurait être passé sous silence.
Il examine avec tant de soin le fanatisme religieux (Ière partie, p. 304), soit chez le catholique, soit chez le protestant, que nous ne pouvons nous empêcher de noter le diagnostic différentiel qu'il établit entre le délire fanatique ou religieux du premier et celui du second. L'aliéné catholique craindra, suivant le savant médecin du roi, les punitions celestes, la perte de son salut, se croira damné, tandis que le protestant fera preuve d'un mysticisme prétentieux ; il aura une sorte de délire orgueilleux, dans lequel, comprenant mieux que personne la partie symbolique de l'Ecriture sainte, il se croira appelé à son interprétation comme prophète. Il établit finalement que le délire fanatique aboutit d'ordinaire à une monomanie mélancolique qui est une véritable lypémanie conduisant aux déterminations les plus étranges et les plus funestes (Iere partie, chap. IV, obs. XXXII, XXXIII, XXXIV, p. 234) et pouvant dégénérer en manie, plus souvent en démence, dans laquelle on retrouve encore quelques vestiges stéréotypant les idées dominantes. Il traite, dans sa deuxième partie, sous le titre d'applications (chap. XII), de la monomanie religieuse et de la démonomanie. Les descriptions pathologiques lui servent à expliquer l'origine des crimes les plus monstrueux, et il note, comme cause de ces affections et par conséquent des délits dont elles sont l'origine, l'amour du merveilleux, la crédulité, la superstition, la croyance en la magie, la croyance aux sortilèges.

W.-C. ELLIS (42), qui a surtout écrit un traité présentant des considérations générales sur l'aliénation mentale, dit qu'à Wakelfield, les méditations sur des sujets religieux sont, après la misère et les cxhagrins, les causes morales qui développent le plus grand nombre de cas de folie. Il cite des observations à l'appui (p. 99, 100, 101, 151, 152, 153).

Avec l'étiologiste MOREL (43), nous voyons, dans le livre II, chapitre II, § 3 de son ouvrage, à propos des causes prédisposantes générales de la folie et des influences religieuses sur sa genèse, que le "sentiment religieux n'a dévié de son véritable but que lorsque l'esprit d'erreur, d'ignorance ou de mensonge en a fait un instrument de trouble et de perturbation pour les âmes timorées et les intelligences promptes à s'exalter (44)" ; mais il accepte que les illuminés de toutes les écoles et de toutes les sectes étaient, sinon de véritables imposteurs, au moins des individus dont l'état mental se présente sous des aspects qu'il est possible dans le plus grand nombre de cas de classer dans des catégories déterminées. Le délire religieux ou la folie par religion peuvent, d'après lui, résulter effectivement de l'exagération de l'amour de Dieu et de la crainte de sa loi ; mais, de même que la forme particulière de toute folie, elle doit être étudiée dans ses rapports avec la nature de la cause qui la produit. On en aurait la clef, dans ce cas spécial, tantôt dans l'étude des causes prédisposantes diverses (milieu, éducation, tempérament, hérédité), tantôt dans certaines névroses telles que l'hystérie, l'épilepsie, l'hypochondrie (chap. IV, § 3, p. 221 et 222). Il dit enfin que le mot délire, dans l'expression délire religieux, peut être pris pour synonyme de folie (p. 398). Cette manière de voir, stéréotypée dans ce que nous venons de citer, fournit sans doute sur certains points des arguments à la thèse que nous soutenons ; mais on ne saurait nier que, dans son ensemble, elle ne laisse subsister une modalité qui ne nous paraît pas légitime.

V. MARCE (45) admet encore que les idées religieuses exagérées, l'ignorance, la superstition sont capables d'engendrer du délire et de lui imprimer un cachet particulier (p. 100) ; que l'idée religieuse, quelle que soit sa forme, peut aider au développement de la folie, surtout lorsqu'il s'agit d'individus prédisposés ; qu'on voit souvent le délire éclater (p. 123) à la suite de confessions mal dirigées, de sermons sur les peines de l'enfer, de jeûnes excessifs ; que l'origine des épidémies, choréiques ou démonomaniaques, doit être attribuée au même genre de propagande. Il classe (p. 229) les formes de la manie, d'après la nature des idées délirantes, en érotique, ambitieuse, religieuse. A la dernière, il attribue un pronostic grave, à cause de la ténacité des fausses conceptions, de l'étendue de leur irradiation, de la facilité avec laquelle elle se complique d'illusions et d'hallucinations.
La monomanie religieuse, qu'il accepte aussi, qu'il s'agisse de théomanie, démonomanie, démonolâtrie, zoanthropie, est, d'après lui, un délire des plus graves, extrêmement contagieux, qui se rencontre, en général, de nos jours, chez des sujets d'un esprit faible et borné.

GRIESINGER (46) différencie de la mélancolie religieuse l'exaltation mentale religieuse et la démono-mélancolie.
Il leur consacre quelques lignes et a grand soin d'attribuer la dernière à l'hystérie (p. 284 à 288), même chez l'enfant ; il traite encore de la mélancolie métamorphosique (p. 289).
Il consacre, dans la monomanie exaltée, quelques mots aux idées religieuses, mais en les traitant comme des idées appelées par la disposition d'esprit du malade ; idées lui arrivant brusquement comme dans les rêves, sans qu'il y fasse rien (p. 361) ; il les confond encore avec des idées fixes (p. 363).
On constate la même tendance pour ce qu'il appelle la folie systématisée secondaire (p. 387), mais il faut avouer que, dans ces derniers cas, il n'associe pas volontiers l'épithète de religieuse au terme qu'il adopte comme entité morbide parce que précisément les monomanes et les systématiques sont, comme il dit, le jouet de leurs facultés conceptuelles ; c'est la seule raison, car, à propos de la mélancolie religieuse, nous venons de voir qu'il attribuait une certaine importance à sa modalité.

Nos contemporains, tout en introduisant des modifications qui forment autant de progrès dans la classification de notre époque, continuent à décrire la folie religieuse plus ou moins systématisée avec ses modalités, ses genres et ses espèces.

Un des auteurs les plus connus, M. H. DAGONET (47) décrit, sous la rubrique Lypémanie religieuse une maladie caractérisée "principalement par des idées fixes et des hallucinations de nature religieuse qui peuvent varier à l'infini, suivant les dogmes que le malade professe". Elle revêtirait presque constamment, d'après lui, une forme anxieuse et "les angoisses qui tourmentent les malades s'expriment pas des idées fixes de nature religieuse. Ce sont des frayeurs qui partent d'une conscience timorée, des scrupules qui n'ont pas leur raison d'être et des craintes de la damnation." Ses variétés seraient la démonomanie et la lycanthropie (p. 233 à 239).
La monomanie religieuse, d'après le savant médecin de Sainte-Anne, est, inversement, une mégalomanie dans laquelle on constate un bien-être physique, le ravissement d'une joie céleste, une exaltation qui élève l'individu jusqu'au ciel, jusqu'à Dieu. Une description spéciale est consacrée à cette monomanie.
Ces opinions nous paraissent être une synthèse originale de la tradition, dans laquelle l'entité religieuse est nettement affirmée.

Le savant professeur de clinique des maladies mentales à la Faculté de médecine de Paris, M. B. BALL (48), regarde la folie religieuse comme un type accompli de délire partiel. Après avoir fait remarquer que, "la nature de l'homme ne changeant jamais, il y aura toujours des religions, et que le sentiment religieux est un sentiment primordial de l'esprit humain" ; il ajoute que, dans un grand nombre de monomanies et dans celle-ci en particulier, la folie du malade n'est que l'hypertrophie de son caractère normal, et que, avant d'être un aliéné mystique, le momane religieux a vécu dans un milieu où la piété recevait un culte spécial. De même que les anciens auteurs, il attribue aux missions, aux sermons véhéments, aux prédicationsvives une influence déterminante. Il distingue, dans la folie religieuse, une forme expansive et une forme dépressive, parmi lesquelles il comprend, en grande partie, des genres légués par la tradition, tels que la folie hystérique, la démonomanie, etc. En un mot, à l'exempke de ceux "des aliénistes éminents restés fidèles à la doctrine d'Esquirol", il admet l'existence des monomanies et de la monomanie religieuse, en particulier.

L'école allemande n'offre pas des doctrines essentiellement distinctes de celles des maîtres français regardés comme des autorités.

M. EMMINGHAUS (49) ne croit guère, en matière de psychopathogénèse (p. 313), qu'à l'influence des prédispositions individuelles, la folie religieuse mystique ou poétique ne germant que sur un terrain pathologique congénital ou acquis (p. 327). Cette opinion serait encore légitime pour la genèse des psychoses par contagion. Il applique à la division des conceptions délirantes, chez les aliénés ou les peuples, en ce qui a trait au sujet même de ces conceptions, la classification du père Gassner, qui les rangeait en trois classes : les possessions proprement dites, les obsessions, et les circonsessions. Il compare l'excès religieux, l'ivresse de la croyance et de la superstition (Hoecker) à une sorte d'aliénation mentale qui, au point de vue historique et psychologique, distingue les fanatiques et les inspirés des croyants et des vrais réformateurs.
Au point de vue pathologique (p. 204), il y a des idées délirantes dépressives, les unes hypochondriaques, les autres mélancoliques, d'autres décelant la persécution, qui viennent former les modalités diverses du délire d'ensorcellement, de possession, de métamorphose. Parmi les types du délire religieux expansif, il cite le prétendu commerce de la créature avec les saints, le Christ, Dieu, la mégalomanie érotico-religieuse, dans laquelle l'aliéné est un frère de Jésus-Christ, la délirante, une fiancée du Christ.

SCHUELE (50) fait ressortir que, pour que l'exagération extrême d'un culte surnaturel produise la folie, soit à l'état endémique, soit à l'état sporadique, soit à l'état épidémique (extase), il faut que les individus sur lesquels on a agi présentent une tare névropathique (exemple l'hystérie) ou soient à une période d'évolution, voire d'involution (puberté, ménopause, sénilité) (p. 197). Il décrit la folie systématique religieuse avec exaltation (p. 449) (Religiöse Verrücktheit) : "appelé par le ciel directement, ou, comme le lui ont indiqué cetains signes qu'il a pu interpréter, à une mission de prédicateur ou de sauveur du monde, l'aliéné se séquestre, prie et se châtie, se condamne aux renoncements les plus durs (silence absolu, refus de nourriture), met tous ses soins à éloigner de sa présence et de son milieu tout ce qui est choquant, et pratique au besoin sur lui-même des mutilations génitales ou oculaires, afin de conserver pur et sans tache le vase sacré que Dieu a formé en sa personne." Schuele consacre également quelques lignes à la folie systématique des maniaques (eodem loco). Elle se développerait, d'après le professeur d'Illenau, à la suite d'excitations sexuelles prolongées, déterminant l'épuisement de l'économie ; à la suite de névralgies thoraciques, mammaires, épigastriques. C'est dans ces conditions que, "s'il ne s'installe pas un délire de persécutionaccompagné d'idées hypochondriaques rattachées, par le malade, à l'état de ses viscères, avec des angoisses, des violences, des actes de lascivité sexuelle,on voit survenir, chez ce malheureux, l'idée qu'un amoureux ou le diable possède toutes les parties de son individu (nymphomanie, manie avec agitation, etc.)". C'est, encore suivant M. Schuele, l'allégorisation, par le malade, de la sensation névralgique intercostale ou abdominale, qui, chez des aliénés systématiques, hypochondriaques, donne naissance au délire de possession, sous toutes ses formes et à tous les degrés (p. 70), depuis l'idée des vers et serpents qui rongent les viscères ou les remplacent, jusqu'à celle d'incarnation des esprits surnaturels.
M. Schuele nous fournit des détails plus complets dans son livre le plus récent (51). On rencontre des idées religieuses un peu partout, dans toutes les formes de l'aliénation mentale, sans qu'eles aient de cohésion persistante, en ce qui concerne leur teneur. C'est dans la folie systématique chronique-type que l'on arrive à mettre en relief le mécanisme de leur genèse (p. 237), et c'est à des sensations anormales qu'il faut les rapporter. Ainsi, le délire dans lequel la malade se prétend enceinte par le ciel, ou bien dans lequel la malade se prétend qu'elle est mère de Dieu, tient à des sensations utérines anormales. Considérées d'après leur contextures, elles seraient divisibles en : 1° idées délirantes nuisant au moi ou le rapetissant ; ex. : la persécution attribuée aux francs-maçons, aux jésuites, au démon ; 2° idées délirantes élargissant le moi ; ex. : idées de grandeurs religieuses. Voilà pour les généralités. La division adoptée est la suivante :

Folie plus ou moins systématique, – aigüe, primitive, hallucinatoire. – Elle commence par un vague état de dépression, de l'oppression précordiale, de l'angoisse et des scrupules religieux.

Folie systématique dépressive (démonomaniaque). – Elle peut se produire par une transformation de la manie classique (typique). Dans ce cas, les hallucinations venant par accident à prédominer et à se constituer en images fixes, le malade vit dans un milieu qui n'est pas du tout le même que celui qu'avait formé la manie ; sa connaissance s'oblitère, il s'oriente dans le sens de ses hallucinations, et ses pensées prennent une direction et une couleur en rapport avec l'incohérence plus grande et plus uniforme du tableau général de ses hallucinations.
Cette forme affecte souvent une évolution aigüe. Le malade passe alors par des alternatives de dépression et d'exaltation démonomaniaques, teintées d'excitation maniaque. La folie systématique dépressive peut affecter la forme des folies systématiques soit sensorielles, soit hallucinatoires, soit aigües. On peut y décrire assez souvent deux phases, l'une dépressive, l'autre expansive avec des idées hypochondriaques qui se transforment l'une dans l'autre. Si la folie systématique dépressive (démonomaniaque) pousse les malades à prendre des attitudes plastiques, à jouer la comédie, ou, si la déclamation, l'attitude passionnelle aboutit à un état cataleptoïde ou tétanoïde véritable, on a une forme religieuse de la folie systématique stupide ou catatonique. Ce seraient d'ordinaire des femmes en proie à des affections utérines ou des jeunes gens ayant commis des excès sexuels qui seraient atteints de cette modalité dans laquelle la menstruation jouerait un grand rôle. Si intéressantes que soient ces divisions et ces subdivisions, que nous n'avons pas pour mission de reproduire intégralement et, encore moins, de discuter, nous ne pouvons nous empêcher de faire observer que les systématisations plus ou moins passagères, hallucinatoires ou non, sont tout à fait secondaires et que la nature de la maladie, très bien dégagée par l'école de la Salpêtrière, est plus conforme à l'esprit méthodique du nosographe. Quant au délire religieux, vraiment systématique, à chronicité plus ou moins grande, il est passible des mêmes critiques que celles que nous nous sommes permis de diriger contre les auteurs précédents.


Dans les différentes parties de son ouvrage dogmatique et clinique sur la psychiatrie, M. de KRAFFT-EBING (52) a écrit, quand on a soin de rapprocher les uns des autres les divers passages consacrés à l'élément religieux dans la folie, une véritable monographie des idées religieuses considérées dans l'aliénation mentale.

A. Dans la séméiologie, il signale que la ferveur religieuse est un véritable équivalent clinique de l'instinct sexuel surexcité (t. I, loc. cit., p. 61). La propension à s'adonner à des exercices religieux est, au point de vue organique, parente de l'impulsion sexuelle ; on en conçoit aisément le mécanisme d'après l'auteur, quand on axamine la manière dont la religion comprend l'union sexuelle sous la forme du mariage, les rapports de l'Eglise et du Christ que l'on se plaît à désigner sous l'image de l'union du fiancé et de l'épouse, le fonctionnement de l'imagination des jeunes esprits qui inconsciemment échauffés par des sensations sexuelles encore obscures, se représentent objectivement les unions charnelles en les revêtant de l'appareil religieux et s'adonnent aux pratiques religieuses en se représentant l'intimité mystique de l'homme avec son Créateur sous les apparences d'une union charnelle, l'histoire des saints qui fourmille d'épisodes relatifs aux tentations de la chair ; enfin les indiscrétions de certains sectaires dont les réunions dégénèrent souvent en affreuses orgies.... Dans la folie on constate ordinairement un mélange des deux délires érotique et religieux ou leur alternance chez les maniaques. Assez souvent l'exaltation religieuse s'accompagne d'une grande excitation sexuelle et d'un penchant irrésistible à la masturbation ; par contre chez les masturbateurs le délire religieux est fréquent : ils ont des visions et entendent des voix qui correspondent à leurs idées de pénétration mystique de la divinité dans leur individu.... M. de Krafft-Ebing signale aussi que l'extase (p. 85, t. I) se montre de préférence chez la femme, surtout lorsqu'elle est hystérique, et que l'anémie, les affections utérines, les anomalies fonctionnelles des organes sexuels, l'exaltation religieuse y prédisposent.

B. Dans l'étiologie (t. I, p. 139), il nie que la religion en elle-même, de quelque religion et de quelque secte qu'il s'agisse, ait d'autre rapport avec la genèse de la folie que parce qu'elle constitue souvent un obstacle au mariage ou s'oppose au croisement de la race (les Juifs, par exemple, se marient entre eux, etc., etc.). Cette cause, purement anthropologique, n'atteindrait bien en rien la vraie religion, la pure morale, la métaphysique bien entendue.... "Il en serait tout autrement, au contraire, d'une direction bigote, mystique, d'un zèle religieux exclusif, derrière lesquels se cachent souvent des passions basses et hypocrites...". Pour perdre l'esprit, il faut encore avec la religion une forte prédisposition.
Ceux qui deviennent fous à la suite de cérémonies ou de missions religieuses sont des faibles d'esprit mélancoliques... Que de fois cette impulsion exagérée à la religion est déjà le symptôme d'une prédisposition maladive du caractère ou d'une maladie réelle. Elle abrite souvent un développement exagéré de la sensibilité spéciale et en particulier de l'appareil sexuel. Nous recueillons encore les citation suivantes : "...Les psychoses les plus fréquentes dans la syphilis (t. I, p. 174) sont les psychoses chroniques, notamment la mélancolie avec délire de culpabilité et syphilidophobie..." Parmi les psychoses génitales réflexes (loc. cit., p. 178), il convient de citer la démonomanie et la folie systématique érotique hallucinatoire de Schuele, qui éclate à la suite de la défloration dans les cas de vaginisme. Elles peuvent succéder à l'anémie ; ce sont alors des mélancolies dans lesquelles il n'est pas rare de constater du délire de culpabilité et de la démonomanie...
Les onanistes (p. 138) sont d'humeur changeante ; ils présentent de temps à autre de la dépression hypochondriaque : craignant toute espèce d'évènements, ils ne tarissent pas en reproches contre eux-mêmes, tout en se considérant comme des martyrs de la fatalité plutôt que comme des coupables repentants ; ils tendent au fanatisme religieux et au mysticisme.

C. La folie religieuse systématique n'est pour le professeur de Gratz qu'une modalité mégalomaniaque de sa folie systématique primitive, laquelle n'est elle-même qu'une aliénation mentale par dégénérescence psychique (t. II, chap. III, p. 13 et s.).
Parmi les états de folie systématique primitive à conceptions délirantes exapansives, la folie religieuse joue, dit le professeur allemand, au point de vue social et pathologique, un rôle qui n'est pas sans importance. Il présente ce genre de malades comme des prédisposés, des déséquilibrés, des faibles d'esprit, chez lesquels le stade d'incubation de la maladie en question permet de constater : chez la femme, de la chlorose, de l'hystéricisme, des troubles menstruels ; chez l'homme, des bouffées d'hypochondrie. Les excès de toutes sortes, d'ordre psychique, intellectuel ou physique, agissent alors comme causes déterminantes. Les hallucinations font le reste, et c'est ainsi que se construisent les délires de ces réformateurs, de ces nouveaux Messies, de ces Vierges d'un genre original, tantôt exaltés, tantôt déprimés, les uns prêchant, les autres jeûnant, tous sujets à de certains moments à des obsessions démonomaniaques passagères pouvant fournir des périodes cataleptoïdes, extatiques, et demeurant en permanence sous l'influence de visions célestes.
C'est dans les périodes d'obnubilation psychique (p. 109) que de Krafft-Ebing, a observé transitoirement du délire religioso-expansif, au cours de la folie épileptique. Ici, en un laps de temps très court, les épisodes délirants se succèdent sous les tableaux les plus divers. Mais l'auteur confond dans le même groupe les cas dans lesquels le malade après la crise se souvient des circonstances du délire, et ceux à complète amnésie.
Dans la folie hystérique, l'extase et la vision présentent un tableau analogue, d'après le texte de l'ouvrage, à ceux des épileptiques. La somniation est profonde, le corps du patient tout entier occupé à l'extase est parcouru comme par une sorte de courant magnétique qui indique la tension convulsive de l'encéphale ; c'est sur ce fond d'hallucinations d'un genre particulier que se greffent les délires ; l'auteur prétend que le souvenir reste sommaire.
Enfin, la mélancolie à sa période d'agitation maxima permettrait de constater certaines conceptions délirantes et des hallucinations terrifiantes non coordonnées qui expliquent l'état d'anéantissement et les violences impulsives des sujets. C'est un délire leur faisant croire que tout est anéanti, que le monde est fini, qu'ils sont possédés du diable (mélancolie passive démonomaniaque).


Conclusions. – A vrai dire, envisagée d'ensemble, l'étude historique de ce que nous appellerons la pathologie de la religion ne permet pas de mettre en relief beaucoup d'opinions divergentes. Quelle que soit l'influence attribuée par les auteurs aux conceptions religieuses, ils croient généralement que le délire mérite d'être appelé religieux quand on y distingue des idées religieuses, et qu'il existe une folie religieuse à laquelle il convient de faire une place, le plus souvent une place importante, dans lz cadre des maladies mentales. Suivant nous, ils s'attachent principalement à la forme. Nous ne prétendons pas faire la critique de maîtres tels que Pinel, Esquirol, Parchappe, Morel, Griesinger, Schuele, de Krafft-Ebing, nous nous hasardons simplement à appeler l'attention sur la conservation des traditions, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, tout en ayant été le plus concis possible dans l'exposé des opinions que nous avons rapportées. Nous estimons que, grâce aux citations presque textuelles ou littérales de notre relation historique, c'est bien là l'idée qui s'en dégage. Ce n'est pas à dire que les classifications n'aient pas progressé, que certains auteurs n'aient pas une tendance à attribuer, au moins en certains cas, une place secondaire dans le délire au mysticisme et aux idées religieuses ; mais ceux-là mêmes maintiennent l'expression de folie religieuse, et les observations qu'ils donnent nous font voir que leur doctrine n'est pas en rapport avec la véritable place, suivant nous, des idées religieuses dans la nosologie. Malgré les travaux des savants du commencement de ce siècle, la continuation de leur oeuvre, dont l'esprit est tout entier dans la subordination des caractères, exige que l'on fasse plus que rayer, par exemple, les monomanies, en tant qu'entités morbides.
C'est précisément afin de se montrer digne d'eux, que M. Magnan s'est vu entraîné à la refonte générale des dénominations adoptées dans les traités les plus récents. En effet, le principe qui s'impose aujourd'hui, plus que tout autre, est celui que l'on peut désigner sous le nom de recherche de la nature morbide. Cette recherche change en grande partie la terminologie de certains maîtres modernes. On a démontré qu'il n'y a pas de monomanie, parce qu'un malade qui délire est atteint dans toute sa substance. En ce cas, le texte du délire importe peu ; or c'est ce texte que les auteurs envisagent, quand ils conservent l'expression de folie religieuse. Mais il ne faut pas confondre le texte du délire avec son allure. Un ambitieux, qu'il émette des idées religieuses, politiques ou sociales, est un ambitieux, et sa mégalomanie révélera, d'après son évolution, son genre de folie. Certains détails tenant à la consistance, à la cohérence, à la puérilité, à la systématisation plus ou moins persistante de cette mégalomanie, indiquent, à leur tour, qu'il s'agit de telle ou telle entité morbide (débilité mentale, dégénérescence, etc.).


(1) Hippocrate, Oeuvres, édition Littré, 10 vol.
(2) Rougé. (Victe E. de). Paris. Etude sur une société égyptienne appartenant à la bibliothèque impériale. Imprimerie impériale MDCCCLVIII.
(3) De causis et notionibus diut. morborum, livre 1er, chap. V. – De curatione diut. morborum, même livre, même chapitre.
(4) Jean Wier, dit Piscinarius (1515), dans son ouvrage : De praetisgis demonum et de lamiis, cherche à démontrer que ceux qu'on accusait de sortilèges étaient des personnes à qui la mélancolie avait troublé le cerveau. Cet ouvrage renferme de remarquables observations qui ont été publiées par Th. Arnold, dans son travail : Observations in insanity, 1782 (B.-A. Morel, loc. cit., p. 43). On consultera, avec plus de fruit encore, la réimpression de cet ouvrage due à M. Bourneville, qui l'a, en outre, annoté sous le titre de JEAN WIER, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, des magiciens infâmes, etc. 2 vol., Paris, 1886.
(5) J.-B. Porta (1592), De humana physiognomania, quomodo animi proprietates naturalibus remediis compesci possunt.
(6) Son livre intitulé : Quaestiones medico-legales (Romae, 1621), est un recueil on ne peut plus intéressant, non seulement pour tout ce qui a trait à l'aliénation, mais il peut être consulté avec fruit pour tout ce qui a trait à la médecine légale. Ce livre est le plus beau monument qui ait été élevé, dans ces temps, pour ramener les esprits à des idées plus saines touchant les influences surnaturelles ; il est la critique la plus sévère de toutes les cruautés exercées à l'égard des mélancoliques (B.-A. Morel, Traité des maladies mentales, p. 43).
(7) Prosper Alpin (1553) réduit à leur juste valeur maladive la plupart des faits extraordinaires que l'on citait comme l'oeuvre du démon. Dans son livre De medicina Aegyptiorum, il ne voit que des mélancoliques dans ces fanatiques que les Orientaux vénéraient comme des saints et qui, sales, décharnés, semblables à des momies, erraient dans les solitudes et fréquentaient le séjour des morts (B.-A. Morel, loc. cit., p. 47).
(8) Voy. Bibliothèque diabolique du docteur Bourneville, qui comprend : le Sabbat des sorciers, Possession de Jeanne Ferry, Oeuvres de Jehan Wier, Soeur Jeanne des Anges, etc.
(9) Fel. Plateri, observationes in hominis affectibus plerisque, Basilae, 1641.
(10) Histoire littéraire de la psychiatrie, Wursburg, 1830.
(11) Annals of insanity compresing a selectio of curious an interesting cases in the different species of lunacy melancholy or madness with the modes of pratica in the medical and moral treatment as adopted in the cure of each (fifth edition), London (sans date), member of the London medical Society.
(12) Della pazzia in genere ed in specie, Florence, 1793, t. III ; Centuria di osservazioni, 1794.
(13) Ziemssen's handbuch, t. XVI ; Handbuch der Geisteskrankheiten, 2e édition, Leipzig, 1880.
(14) Klinische psychiatrie, Leipzig, 2e édition, 1886, p. 128.
(15) Schuele, loc. cit.
(16) Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, seconde édition, Paris, 1809.
(17) Loc. cit., § 222, p. 265.
(18) Des maladies mentales considérées sous le rapport médical, hygiénique et médico-légal, à Paris, 1838 (édition publiée à Bruxelles en 1838).
(19) Loc. cit., t. II, p. 302.
(20) Loc. cit., t. I, p. 335.
(21) Loc. cit., t. I, p. 334.
(22) Loc. cit., t. I, p. 345.
(23) Loc. cit., t. I, p. 342.
(24) Loc. cit., t. I, p. 347.
(25) De la folie, Paris, 1820, p. 109
(26) Traité des maladies du cerveau et de ses membranes (maladies mentales), Paris, 1826..
(27) Voy. Loc. cit., première série, obs. VI, p. 35 ; obs. XI, p. 69 ; obs. XII, p. 75 ; Troisième série, obs. I, p. 146 ; obs. X, p. 209. Sixième série, obs. IV, p. 362 ; obs. VI, p. 371.
(28) Traité théorique et pratique de la folie. Observations particulières et documents nécroscopiques, Paris, 1841.
(29) Loc. cit., obs. LVII, LXXII, LXXVI, XCVI, p. 61, 78, 81, 98.
(30) Loc. cit., obs. XV, p. 13.
(31) Loc. cit., obs. CCLIII, p. 260.
(32) Loc. cit., obs. CCXC et CCCX, p. 301 et 327.
(33) De la folie, Paris, 1845.
(34) Des maladies mentales et des asiles d'aliénés, Paris, 1864. Leçons de 1850 à 1852.
(35) Traité sur l'aliénation mentale et sur les hospices d'aliénés, Amsterdam, 1826. – Leçons orales sur les phrénopathies ou traité théorique et pratique de l'aliénation mentale, Gand, 1852.
(36) Untersuchung ueber die Krankheiten der Seele und, etc. Hallé, 103.
(37) Lehrbuch der Stoerungen des Seelenslebens, Hallé, 1807-1812.
(38) Dissertatio de methodo cognoscendi curandique animi morbos stabilenda, Iéna, 1797.
(39) Observations on the deranged manifestations of the mind or the insanity, Londres, 1817 et 1840.
(40) Essai d'une théorie sur le délire religieux, Versuch einer Theorie des Religiöse Wahnsinn, divisé en dix chapitres, Hallé (1848), dont on trouve l'analyse faite par Morel dans les Annales médico-psychologiques, 1852, t. IV, p. 547.
(41) C.-C.-H. Marc, De la folie considérée dans ses rapports avec les questions médico-judiciaires, Paris, 1840.
(42) Traité de l'aliénation mentale, traduction par Th. Archambaud, avec notes d'Esquirol, Paris, 1840.
(43) B.-A. Morel, Traité des maladies mentales, Paris, 1860.
(44) Loc. cit., p. 82.
(45) Traité pratique des maladies mentales, Paris, 1862.
(46) Traité des maladies mentales, traduction française, par Doumic, Paris, 1873.
(47) Nouveau traité théorique et pratique des maladies mentales, Paris, 1876.
(48) Leçons sur les maladies mentales, Paris, 1882. Vingt-deuxième leçon, De la folie religieuse, p. 460.
(49) Allgemeine Psychopathologie, Leipzig, 1878.
(50) Hanbuch der Geisteskrankheiten, 2e édition, Leipzig, 1880.
(51) Klinische Psychiatrie, 3e édition, Leipzig, 1886.
(52) Lehrbuch der Psychiatrie auf klinischer Grundlage, 3 vol, in-8, Stuttgart, 1879-80.
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