DUPAIN


ETUDE CLINIQUE SUR LE DELIRE RELIGIEUX

(ESSAI DE SEMEIOLOGIE)

(1888)





§ II. – MEDECINE LEGALE SOCIALE

A. – Des illuminés
fondateurs de religion


Tous les auteurs insistent sur le rôle de la religion, mal comprise et mal enseignée, au point de vue de la perturbation jetée dans les familles et les sociétés. Plusieurs d'entre eux ajoutent que les fanatiques, soit qu'ils commettent des crimes, des suicides, des automutilations, soit qu'ils agitent le monde par leur prédications plus ou moins originales, sont en réalité des malades ou des prédisposés. Trélat (1) fait remarquer le malheur d'un mari ayant une femme hystérique ou débile qui passe son temps à se livrer à des exercices religieux, au lieu de s'occuper de son ménage et de ses enfants. Lorsque ces sectaires ne deviennent pas meurtriers, lorsque ces faits restent isolés, la médecine légale n'a pas à intervenir parce que, étant sporadiques, ils ne portent aucune atteinte à la vie sociale. Mais en revanche, il suffit d'un bien petit nombre de circonstances accidentelles pour que la majorité des prédisposés de tous ordres subissent, en quelque sorte, la suggestion (2) des fougueux prédicateurs. En se groupant, ils déterminent par leur concours vésanique la contagion et les épidémies. Il n'est pas sans intérêt de s'occuper des fanatiques et des illuminés pris isolément et de montrer ainsi leur importance au point de vue médico-légal, parce que la prophylaxie sociale exige que, bien au courant des caractères de leurs psychoses, on puisse étudier, à l'aide précisément de ces caractères, la genèse des épidémies et y porter remède. L'illuminé ouvre la marche, la foule des prédisposés suit.
Nous ne reviendrons pas sur ce que nous avons dit à propos des dégénérés ou des délirants chroniques à la troisième période et nous nous contenterons de donner cette observation d'un meurtrier fondateur de religion.

OBSERVATION CXXVII. (Personnelle)

...(Henri), vingt-huit ans, entré dans le service de M. Magnan, le 28 Novembre 1886.
Sa mère est nerveuse, et parfois a des attaques.
Instruction sommaire. Ne s'est jamais livré à un travail suivi. Habitudes de paresse, de débauches. Excès d'alcool. Vols nombreux.
Stigmates physiques de dégénérescence.
Il accoste une fille publique au coin d'un trottoir, monte avec elle dans sa chambre et lorsqu'elle est couchée, la crible de coups de couteau. Deux personnes accourent aux cris de la victime. Henri saisit son revolver et tire. L'une d'elles, atteinte au coeur par une balle, meurt sur-le-champ, l'autre est blessée au coté droit de la poitrine.
C'est un fondateur de religion. Il lui fallait verser du sang pour l'établir. Comme son prénom est Henri, il la désigne sous le nom de religion henriétane. C'est pour cela qu'il a tué cette femme.
Ses pensées, dit-il, lui viennent par moments ; il a besoin de les noter. Pour fonder sa religion, les capitaux lui manquaient ; il a écrit au président de la République, pour lui demander cent mille francs. N'ayant pas reçu de réponse, il s'est décidé à immoler une victime. "Il lui fallait du sang pour acheter sa religion par du sang." Il a choisi sa victime dans les rangs du peuple et de petite taille, afin qu'elle ne put résister au sacrifice.

Il essaya, quelque temps après son entrée, de s'enfoncer une paire de ciseaux dans la poitrine et se fit une plaie au-dessous du sein gauche, qui guérit rapidement, la pointe des ciseaux ayant dévié sur le coté.

Le 30 Décembre il s'inquiète vivement de savoir ce que devient sa religion et si l'on s'en occupe, il demande qu'on fasse une propagande active pour elle, que tous les médecins qui viennent dans le service veuillent bien se disperser dans le monde, faire des conférences et répandre dans l'univers entier la religion henriétane.
On devrait faire imprimer ses écrits et faire des éditions pour les propager le plus possible. On devrait faire grand, monter par actions une société qui s'occuperait de l'affaire, ferait des proclamations, insérerait des articles dans les journaux républicains. Son triomphe est assuré, le catholicisme est perdu.
Regard brillant quand il parle, émotivité.

Voici le testament qu'il avait écrit avant sa tentative de suicide :

Paris, le 30 Novembre l'an 7. N° 1.

Mon testament. (Nous n'avons rien changé au style, ni à l'orthographe.)
Je donne ma vie pour ma religion. Le crime que j'ai commis n'est pas un crime, mais un devoir, une chose qui devait nécessairement arrivé pour les délices, pour le bonheur du genre humain ; vous savez qu'en tout temps malheureusement la civilisation, la paix s'achète par le sang, nous en avons des preuves convainquante, de tous côtés que nous tournions les yeux, de tous côtés que nous lisons que nous regardons l'histoire, qui tut dans les guerres civiles et religieuses ; car ma religion ce n'est pas la religion du sang de l'insivilisation, mais c'est la religion de la science de la justice, de la raison, du travail, du progrès, du délice, de la civilisation et du vrai Dieu-Divin suprême, c'est pour cela qu'au lieu de tuer le président de la République cet homme de bien qui remplie son devoir avec conscience, qui ne ferai pas comme ce Napoléon qui a trahit la République ce seul et unique gouvernement de la civilisation.
J'ai donc choisi dans le peuple une pauvre créature dépourvue d'instruction. Avec la plus profonde espérance qu'il n'y aura pas davantage de sang à verser et que le mien arrivera à sceller cette divine religion. Maintenant fors l'honneur je disparé mais ma religion vit. J'ai fais mon devoir que ma conscience que ma foi me disais de faire. Je suis martyr pour les délices pour le bonheur du genre humain. Que des prêcheurs la prêchent dans le monde entier qu'on l'enseigne dans les écoles, dans l'instruction publique, instruire ! instruire de suite le salut et là et nés que là !
Instruction pour la forme de mon martyr.
Je désire qu'on me conduise monté dans un char sur la place de la République, qu'on me perse le coeur avec une épée, qu'on fasse couler le sang dans un vase, et qu'on jette ce sang sur le peuple en lui disant : tu as voulu ce sang en voilà ; et maintenant tu es plus riche !
Que cette exemple te sois dorénavant sacrée ; et te montre par le triomphe de la religion henriétane que son règne de civilisation est arrivé à sa bonté, à sa justice, et à sa raison.
Prophétie : La femme doit être dans les lois au même rang que l'homme. La République est le seul gouvernement de la civilisation.

Le fondateur de la religion henriétane.
HENRI  .



(1) U. Trélat, la Folie lucide.
(2) Il ne s'agit pas, bien entendu, de suggestion hypnotique.


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