La folie épileptique peut offrir à considérer de long accès délirants. Leur durée
ou le degré d'intensité qu'ils affectent les différencie nettement des accès momentanés,
et ils suivent, en général, une série d'attaques.
Il n'entre pas dans notre plan de discuter sur la folie pré et post-épileptique, ni d'examiner l'opinion des
auteurs qui considèrent certains accès délirants comme remplaçants les attaques (équivalents
psychiques) (1).
Nous dirons seulement, avec M. Magnan, que, pour nous, le délire est toujours lié à un ictus, quelle
que soit du reste l'intensité de cet ictus. La grande attaque,
le vertige, l'absence,
sont tous les trois aussi dangereux, au point de vue du délire. "Il n'y a point de relation nécessaire
entre une grande attaque et un grand accès de folie épileptique ou entre une petite attaque et un faible délire.
Les
vertiges peuvent, tout aussi bien que l'attaque, donner lieu à un grand accès
délirant..., de simples vertiges peuvent passer inaperçus par leur rapidité, et être suivis d'un
délire se traduisant par des actes d'une extrême violence (tentative d'homicide par exemple), délire
qui, par sa longue durée, contraste d'une façon frappante avec
le vertige initial
(2)."
Remarquons encore ces coexistences du délire épileptique et d'une autre forme mentale, étudiées
par M. Magnan et ses élèves (3) : "Quelquefois les épileptiques offrent en dehors des crises un
délire conscient et qui se produit chez eux comme chez les dégénérés. Parfois aussi,
mais dans des cas plus rares, on voit, dans l'intervalle des accès d'épilepsie, persister un délire
dont l'évolution se systématise et qui n'est autre que le délire chronique, etc."
Rappelons enfin que l'inconscience du délire épileptique est absolue. Le malade ne conserve aucun souvenir
de ce qui s'est passé durant l'accès, ce qui, soit dit en passant, sert à différencier le délire
épileptique d'une modalité psychopathique pouvant coexister avec l'épilepsie.
Il est assez fréquent de rencontrer dans la folie épileptique quelques préoccupations religieuses ou
mystiques.
Morel, entre autres auteurs, l'avait bien remarqué.
"
Folie épileptique. La fureur que déterminent, dans quelques circonstances, les accès
épileptiques, la nature des hallucinations chez ces malades, l'instantanéité des actes agressifs auxquels
ils se livrent, l'exaltation du sentiment religieux dans certains cas, font de la folie épileptique une des affections
les plus graves et les plus dangereuses du cadre nosologique des maladies mentales (4)."
Morel décrit encore à propos des murs épileptiques ces
tendances à la manifestation
du délire religieux.
"J'ai déjà eu l'occasion, dit-il, de parler de la mélancolie religieuse des épileptiques
au début de leur affection, et je ne puis me dispenser de faire ressortir, sous ce rapport, les tendances de ceux
que nous observons dans notre asile. Un de nos jeunes épileptiques dont la maladie a été amenée
en partie par les excès les plus déplorables, se livre aujourd'hui à des pratiques d'un ascétisme
on ne peut plus rigoureux. L'émotivité de plusieurs autres est pareillement dirigée dans la sphère
des pratiques religieuses les plus exagérées. Je me suis demandé souvent si les dispositions puisées
dans le milieu où ces malades ont vécu antérieurement ne sont pas pour beaucoup dans les faits que
je cite. Toutefois, je suis resté convaincu que la névrose épileptique influe sur les manifestations
intellectuelles dont je parle, et cette opinion est d'autant moins paradoxale que les habitudes solitaires les plus honteuses
ne s'adjoignent que trop souvent à cette religiosité maladive (5)."
M. Magnan appelle aussi l'attention sur ce caractère souvent religieux du délire épileptique. Nous
emprunterons donc à ses leçons cliniques sur l'épilepsie, nos deux premières observations.
OBSERVATION XLVII. M. Magnan (6).
FOLIE EPILEPTIQUE AVEC EXCITATION. DELIRE RELIGIEUX DURANT L'ACCES.
|
Dans la nuit du 26 Juillet, un grand bruit, des cris, des chants se font entendre dans une soupente occupée
par deux jeunes gens employés dans une crémerie ; une bonne qui couchait à coté s'empresse
d'accourir, et, à travers la porte, elle voit l'un des garçons, Auguste P.., âgé de dix-sept
ans, armé d'un pilon, frappant à coups redoublés sur la tête de son camarade qui expirait
en quelques minutes. Elle veut avancer ; mais, menacée à son tour, elle s'enfuit en appelant au secours.
On arrive et l'on trouve le meurtrier en chemise, déclamant, gesticulant à côté de sa
victime ; on s'empare de lui, il continue à psalmodier, à repéter des chants d'église,
donnant une terminaison latine à des mots qui se succèdaient sans la moinde cohérence. Il rentre
à Sainte-Anne le surlendemain, et reste dix jours en proie à un état maniaque ; il est loquace,
répond à des mots sensés, mais ne tarde pas à reprendre son excitation première.
La forme particulière de son délire fit tout de suite penser à l'épilepsie, et le malade
fut, dès l'arrivée, soumis au traitement bromuré à la dose de 8, 10 et 12 grammes par
jour. Il prenait le médicament sans trop de difficulté, malgré son extrême excitation.
De vives frayeurs le tourmentaient par intervalles, on l'entendait pleurer, puis déclamer d'un ton sentencieux,
comme au sermon, les mots suivants : "Misericordia regnus Deus Salvator meus et dignos meos" ;
il resta ainsi très excité jour et nuit et sans prendre aucun sommeil pendant cent vingt heures. Ce
n'est qu'au bout du cinquième jour que le sommeil lui revint progressivement et quand, après deux
semaines, il fut possible de fixer son attention et d'obtenir de lui des réponses précises, on put
se convaincre qu'il n'avait conservé aucun souvenir de ce qui s'était passé, et que son étonnement
était naturel et légitime, quand il demandait pourquoi on l'avait conduit ici.
L'accès disparut assez brusquement et fut remplacé pendant quelques jours par de la lassitude ; Auguste
avait la tête lourde, se plaignait d'être courbaturé, comme à la sortie d'un rêve
pénible. Il se croyait arrivé de la veille seulement, demandait le motif de sa présence à
l'asile, et désirait rentrer chez son patron.
Plus tard, il protesta énergiquement quand on lui apprit qu'il avait maltraité son camarade. Il lui
avait, répétait-il en toute occasion, manifesté la plus grande affection et lui avait souvent
été utile. Pourquoi l'aurait-il frappé ? |
Le délire religieux n'occupe dans ce cas qu'une place accessoire. Il est vraisemblable que ces mots latins débités
par le malade ne sont, d'après nous, que d'anciens souvenirs, rappelés à l'esprit sous l'influence
de l'état d'excitation cérébrale déterminé par l'ictus.
La folie épileptique, dans l'observation suivante, n'amena pas un résultat aussi tragique que dans le cas
précédent, mais ce fut un pur hasard, ce qui démontre la nécessité de la surveillance
des épileptiques.
OBSERVATION XLIV. (M. Magnan) (7).
FOLIE EPILEPTIQUE. DELIRE RELIGIEUX. LUCIDITE APPARENTE.
|
M..., (Georges) a trente-sept ans. Sa femme ne savait pas qu'il fut épileptique, bien qu'elle eût remarqué
quelquefois des convulsions pendant la nuit. A sa première entrée, il était en plein accès
maniaque avec des idées mystiques accompagnées d'idées ambitieuses, parlant d'un ton
emphatique et hautain, et prenant des poses théâtrales ; il voyait la Vierge, le Créateur,
etc. Son accès dura trois jours, après lesquels il ne se souvenait de rien. Au bout quelques semaines,
il fut rendu à sa famille.
Plus tard, cet homme, dont l'existence était très régulière, fut pris de vertiges
fréquents, suivis eux-mêmes, presque tous les mois, d'un accès de délire de courte durée,
débutant et cessant brusquement. Sa femme, qui s'y habituait, ne s'en montrait nullement préoccupée,
se contentant d'observer et de surveiller son mari. Tous ces accès se ressemblaient et présentaient
le même caractère : au début, M... se disait fils de Dieu, parlait de ressusciter son
père, déclamait, présentait même des intervalles de lucidité tels que sa femme,
le voyant non délirant, croyait à la fin de l'accès alors qu'il n'était pas terminé.
Puis, après un jour ou deux de délire, il revenait à la vie réelle et niait d'avoir
jamais parlé de Dieu. Une fois, cependant, les faits faillirent prendre une tournure plus grave. Georges,
qui se promenait avec sa famille, eut une attaque suivie de délire, et, se disant toujours fils de Dieu,
il voulut faire agenouiller sa femme pour l'immoler, le moment du sacrifice étant arrivé, disait-il.
Celle-ci, croyant à une simple plaisanterie de malade, s'y prêta de bonne grâce en attendant
l'intervention des passants, qui arrêtèrent son mari. On frémit à l'idée de ce
qui aurait pu se passer si la scène avait eu lieu à la maison, loin de tout secours. La femme, dans
un sentiment de frayeur, n'eût sans doute pas manqué de chercher à fuir plutôt que de
se prêter aux exigences de son mari, mais celui-ci l'eût probablement tuée avec ce qui lui serait
tombé sous la main.
Quand M... arriva, le lendemain, dans le service, il était en proie à la plus grande excitation, cherchait
à frapper dès qu'on tentait de lui résister, et croyait être mort, puis s'être
fait ressusciter à l'aide d'un moyen qui devait faire vivre tout le monde éternellement. Dieu, disait-il,
est un anagramme composé de quatre lettres : le D signifie destin ; l'I représente l'idée ;
E éternité ; et U l'unité. Notre malade entrait à ce sujet dans des discussions ornées
d'une telle richesse de détails, qu'en s'en tenant simplement à un premier examen, on aurait pu le
prendre pour un délirant chronique. Il voyait sa cellule s'agrandir et se diminuer sous l'influence d'opérations
physiques qu'il dirigeait, et chose curieuse, sur laquelle j'insiste, dit M. Magnan, pour bien graver dans votre
esprit à quel ordre de perturbations intellectuelles nous avons affaire, j'eus à ce moment avec ce
malade, pendant qu'il était au bain, une conversation d'une demi-heure, au cours de laquelle il me répondit
avec une certaine lucidité sur toutes les questions ; et malgré cela, le lendemain, après la
chute brusque de son délire, il me fut impossible de faire évoquer à son souvenir la moindre
trace de notre conversation. C'était la première fois qu'il me parlait, disait-il, depuis son précédent
passage dans le service. |
La religion n'est ici qu'un épiphénomène. Cependant les idées religieuses dans ce délire
religieux semblent s'enchaîner, se systématiser, l'idée du divin sacrifice se présente à
l'esprit de ce malade ; il veut immoler sa femme et la fait s'agenouiller. L'inconscience est absolue. Il convient également
d'insister sur cet intervalle qu'on aurait pu prendre pour lucide, et qui, cependant, faisait partie de l'état de
mal, puisque le malade en a perdu le souvenir.
L'observation qui suit montre chez un faible d'esprit, ayant une sur épileptique comme lui, une invocation
à Dieu, au moment d'une crise, et très probablement liée à une hallucination terrifiante.
Des accès maniaques surviennent, mais l'amnésie est consécutive. Signe caractéristique de la
folie épileptique et des syndromes épisodiques qui sont de même origine ; ces accès se présentent
généralement sous les dehors de la manie ; mais dans la manie commune, le délire est plus cohérent
que dans la manie épileptique. Ce qui est le plus important, c'est que la plupart des maniaques conservent un souvenir
plus ou moins fidèle de leurs actes, tandis que, dans le
morbus sacer, l'
inconscience est absolue.
OBSERVATION L. (De Krafft-Ebing) (8).
ETAT DE DELIRE TERRIFIANT POST-EPILEPTIQUE AVEC EPISODE DE DELIRE RELIGIEUX A FORME EXPANSIVE. AUTOPSIE
|
H..., vingt-cinq ans, fils de paysan ; admission du 14 Février 1875. Une sur épileptique : pendant
sa dentition, convulsions ; n'a pu apprendre à parler qu'à trois ans. En 1868, sans cause appréciable,
épilepsie, d'abord les accès surviennent deux ou trois fois par jour, puis tous les quinze jours.,
mais plus graves et d'une durée plus longue. Grande excitabilité mentale, déchéance
physique et progressive : depuis l'âge de vingt ans, de temps en temps à la suite d'un état
de mal, épisodes de délire terrifiant qui sont caractéristiques : le délire se montre
quelques heures après les ictus épileptiques qui laissent à leur suite de l'incohérence
et du désordre dans les idées, et dure jusqu'à huit jours consécutifs. Il fait claquer
ses mains. Le malade voit son père qui le menace, il prend les personnes qui l'entourent pour des ennemis.
C'est ainsi parfois que commence son délire ; tandis qu'il dure, il existe un trouble profond de la
connaissance, du désordre et de l'incohérence dans les idées : "Le Seigneur notre Dieu
ne m'abandonne pas. Vous me tuez. Nous reviendrons ensemble dans l'enfer." Il rugit, entre en fureur,
lutte avec les gardiens, et puis montre le plus profond désespoir, enlève ses vêtements et les
déchire, se roule dans la paille. La scène suivante termine généralement le paroxysme.
Il chante, se livre aux contorsions enfantines d'une joie primitive, dansant autour d'une sorte de tumulus constitué
par lui à l'aide de paille et de vêtements et s'élance vers le ciel. Cet état d'obnubilation
persiste depuis plusieurs heures jusqu'à plusieurs jours au-delà du délire proprement dit.
Du reste amnésie absolue à l'égard de tout ce qui lui est arrivé pendant ce temps.
Strabisme convergent depuis l'enfance. La pupille gauche plus dilatée que la pupille droite. A la suite d'un
court séjour à l'hopital il est pris d'un état de mal et meurt.
A l'autopsie on trouve d'abord une hyperémie passive notable des méninges et de l'encéphale,
puis un ancien foyer d'encéphalite jaune adhérent avec la pie-mère et siégeant à
l'extrémité du lobe frontal gauche. Ce foyer circonscrit mesure 3 centimètres de long, 3 centimètres
de large, 5 millimètres de profondeur. |
De Krafft-Ebing cite, dans l'observation suivante, un jeune apprenti forgeron, épileptique. Le professeur de l'Université
de Gratz décrit les habitudes de mauvaise humeur, ce caractère malveillant, morose, insupportable des épileptiques
et signale l'inefficacité du traitement bromuré.
Mais, ce qu'il y a de plus intéressant, ce sont les visions quasi-extatiques de ce malade. Le ciel s'entr'ouvre devant
lui, et ces états d'illumination divine se reproduisent à chaque accès et disparaissent à la
fin de la crise. Subitement le délire cesse ; le malade ne conserve aucun souvenir de ce qui s'est passé durant
l'état de mal dont il s'agit ici.
Il est à remarquer qu'il n'y a pas lieu de changer le titre donné par Krafft-Ebing :
Postepileptisches
religiös-expansives delirium ; il est conforme à cette opinion d'après laquelle un délire
quelconque, à condition qu'il porte l'empreinte du délire épileptique, est toujours consécutif
à un ictus observé ou inaperçu.
OBSERVATION LI. (De Krafft-Ebing) (9)
DELIRE RELIGIEUX DE NATURE EXPANSIVE POST-EPILEPTIQUE
|
Wanner, quinze ans, apprenti forgeron ; son père avait été atteint de plusieurs attaques de
folie. Il a eu, lui, des convulsions à la période de dentition. S'est fait remarqué
de bonne heure par un caractère extrêmement irritable et méchant. Ses accès d'épilepsie
sont venus à la suite d'une correction, à quatorze ans. Ses accès, les uns vertigineux,
les autres complets, se sont montrés ultérieurement quatre à cinq fois par mois. Ils s"annonçaient
par la sensation de vertiges et d'élancements dans la tête. Six semaines avant son admission, qui eut
lieu le 11 Décembre 1878, il fut atteint, à la suite d'un état de mal, d'un épisode
d'exaltation tout particulier dont la répétition amena précisément le malade à
l'asile. On constate à ce moment un profond désordre de la connaissance, de l'incohérence dans
les idées, une gaité exultante ; il danse en cercle, chante, déclame en un style embrouillé,
absolument dépourvu de sens, aspire à monter au ciel qu'il voit ouvertement devant lui, et
prétend être venu ici par l'intercession de la divine Providence. Sa physionomie est celle d'un
illuminé en même temps qu'elle reflète son incohérence. Il ne vit réellement plus
sur la terre. Le 15 Janvier, dès le matin, il est soudain redevenu lucide et ne se rappelle rien de ce qui
lui est arrivé. En dehors d'une configuration du crâne légèrement hydrocéphalique,
il est impossible de trouver chez ce patient de tare somatique. On constate bientôt chez lui des anomalies
du caractère désigné sous le nom de caractère des épileptiques. Des moins
affables, il est intolérant à l'égard de tous, morose, insupportable, malveillant. Ne souhaitant
que plaies et bosses, incapable d'une bonne action, semant la zizanie et entrant, sous le prétexte le plus
futile, dans la colère la plus violente. On a beau lui donner 10 grammes par jour de KBr, le nombre et la
violence des accès épileptiques n'en sont aucunement influencés. Le 16 mai, état de
mal de quatre accès, depuis légère stupeur ; le 18 du même mois, dans l'après-midi,
en contemplation, les yeux obstinément fixés au ciel, il remue les lèvres et se met ensuite
à chanter. Sa mine est celle d'un illuminé, sa connaissance est réduite à celle d'un
individu qui serait réduit à un état de somniation profonde. Il tourne en rond dans sa cellule,
chantant, dans le ton d'un chant d'église, des cantiques d'actions de grâce en l'honneur de
Dieu. Le soir, il saute au cou du médecin qui fait la visite, et s'écriant : "Dieu chéri,
je te possède si volontiers" puis il continue ses cantiques. Il s'endort à trois heures du
matin. Le 19, il dort beaucoup ; de temps à autre, pendant quelques heures, exaltation et chants religieux
; le 20, état d'obnubilation mentale, on ne constate plus que quelques traces de délire religieux.
Ceci se poursuivit jusqu'au 22. A ce moment il redevint subitement lucide, sans avoir conservé la plus petite
notion de ce qui s'était passé. Après cela, comme auparavant, il conserve son caractère
épileptique et ses accès convulsifs continuèrent. |
Nous avons parlé, à propos du malade qui fait l'objet de l'observation XLIX, de ces états de lucidité
apparente, qui, en réalité, font partie de l'état de mal et dont la caractéristique est l'amnésie.
Mais il peut arriver que des phases de réelle lucidité entrecoupent le délire, lorsque la durée
de l'ictus et l'évolution du délire sont très rapprochées et durent un temps très court.
La crise épileptique éclate brusquement. Le délire suit. La crise et le délire évoluent
rapidement, et le malade n'en conserve aucun souvenir. Puis intervient une période de repos, très courte également,
durant laquelle le malade reprend possession du monde extérieur. A cette période consciente de calme succède
une nouvelle crise qui passe par les mêmes phases que la première et ainsi de suite ; il en résulte
qu'un malade en état de mal épileptique peut être soumis, plusieurs heures consécutives, à
une succession d'ictus avec délires inconscients, entrecoupés de périodes conscientes. En sorte que
la crise épileptique ayant cessé, il pourra rendre compte de ce qu'il a fait durant les moments conscients,
sans se souvenir des actes accomplis pendant le délire, ni du délire lui-même. Il y a des lacunes dans
sa mémoire, comme si dans un livre on arrachait un feuillet toutes les deux pages. Il semble alors que les préoccupations
du moment antérieur à l'ictus persistent sur l'état hallucinatoire. De plus, si l'éducation
ou l'influence du milieu social impriment à l'esprit, dès le jeune âge, une direction plus marquée
vers l'exagération des pratiques de dévotion, le délire peut en porter l'empreinte et devenir religieux.
Nous allons voir, dans l'observation suivante, chez un épileptique entaché, il est vrai, d'héridité
morbide, un pareil réveil des sentiments religieux anciens, prenant une tournure pénible et douloureuse :
une succession d'ictus et d'accès de délires inconscients entrecoupés de périodes conscientes,
avec persistance de l'idée religieuse. Une scène de violence terminée, enfin, par un paricide.
OBSERVATION LII. (Personnelle.)
EPILEPSIE. HEREDITE MORBIDE. ICTUS ET ACCES DELIRANTS SUCCESSIFS.
AMNESIE DES PERIODES DE DELIRE
|
X..., âgé de trente ans, entre dans le service de M. Magnan en 1886.
Antécédents héréditaires. Son père, qui occupait une haute situation
dans une colonie française, avait contracté l'habitude de boire de l'absinthe et était devenu
alcooloique. Son caractère était original, il avait par moments des étrangetés de conduite,
il devenait parfois brutal, parfois il ne voulait voir personne. Mis à la retraite et devenu vieux, il avait
renoncé à ses habitudes d'intempérance, mais son caractère dur, autoritaire, était
resté le même.
La mère, hystérique, avait, comme son mari, un caractère très inégal. Elle se
laissait aller tantôt à de grandes joies, tantôt à de grands chagrins. D'une piété
exagérée, elle était, malgré sa dévotion, médisante et très caustique
dans ses propos. Il y avait parfois des froissements entre les deux époux ; et le fils, d'un caractère
indolent, rudoyé par son père, était dorloté par sa mère. Même déjà
grand, il était traité comme un bébé. Sa mère le consolait avec des gâteaux
et des confitures, et actuellement, à son âge (trente-cinq ans), il a conservé ce goût
enfantin des friandises et des sucreries (qui est souvent un signe de dégénérescence).
Une sur mourut en bas âge de convulsions, et lui-même aurait eu quelques crises convulsives dans
son enfance. Elevé dans les pratiques d'une piété exagérée, on le met au lycée.
Ecolier, on le considère comme faible d'esprit. Il mange avec gloutonnerie, se livre à la masturbation.
Ses camarades lui font accomplir toutes sortes d'extravagances et de sottises, au point qu'on est obligé
de le faire changer de place et de le mettre tout à côté du professeur pour lui épargner
les taquineries des autres écoliers. Il devient paresseux, bégaye en récitant ses leçons
; parfois s'arrête court. Il semble que l'on doive voir dans ce fait non pas un simple manque de mémoire,
mais plutôt un vertige, un état de petit mal, qui serait la première manifestation du morbus
sacer.
Après avoir, médiocre écolier, parcouru le cycle des études classiques, il fut nommé,
grâce à l'influence paternelle, maître d'études dans un lycée du midi de la France,
puis de là passa dans un pays voisin étudier une langue étrangère et se fit nommer,
à son retour, professeur dans un collège. Sa conduite y est étrange : très enclin à
ses habitudes anciennes d'onanisme, la compagnie des femmes n'ayant pour lui aucun attrait, il contracte cependant
la syphilis dans des circonstances bizarres, et fait si bien qu'on le déplace. Il revient dans le Midi. Dans
sa nouvelle résidence ses collègues s'étonnent des étrangetés de sa manière
d'être. Au restaurant, il se fait servir seul afin de manger davantage. Il entreprend de grandes excursions
à pied, ou, pour mieux dire, il part droit devant lui sans but déterminé et marche longtemps
sans s'en apercevoir. Enfin au collège on finit par remarquer ses vertiges.
Il a des absences pendant qu'il fait sa classe. Au milieu d'une explication, d'une dictée, il s'arrête
court, puis au bout d'un instant il reprend sa leçon interrompue. Ces attaques de petit mal deviennent si
fréquentes que l'administration s'en émeut.
Son père à la retraite habite Paris avec sa mère ; il vient demeurer avec eux.
Sa conduite est encore excentrique. De temps à autre il a des vertiges
; il marche sans savoir où il va. Il achète des livres, les cache avec soin, puis déchire les
pages et jette les menus morceaux dans les cabinets et ne s'en souvient plus. Parfois il erre dans son quartier,
arrête les passants, discute bruyamment avec eux. Par moments il est pris d'accès de dévotion.
Il réfléchit longuement sur les mystères. L'Apocalypse le tourmente.
C'est à Paris qu'on s'aperçoit des attaques d'épilepsie franche. Il tombe à terre,
évanoui, le visage pâle, il se débat quelques instants, et sa face se congestionne, il fait
entendre un rhonchus sonore, ses membres s'agitent convulsivement, une écume sanglante s'écoule de
ses lèvres, sa langue porte des traces de morsure, des évacuations involontaires d'urine se produisent.
Rien ne l'avertit de l'attaque. L'aura est absente. Après l'attaque il ne conserve aucun souvenir de ce qui
s'est passé et reste quelque temps dans l'hébétude. Un docteur, ami d'enfance, lui fait suivre
un traitement par le bromure de potassium, et le morbus sacer paraît s'améliorer.
Sa mère meurt. Peu de temps après, son caractère change, il devient sournois et méchant.
Des querelles éclatent entre son père et lui. "Mon père ne m'aime plus", dit-il.
Ses habitudes solitaires persistent toujours et sont effrénées. Une balano-posthite se déclare
et guérit rapidement, mais sa santé générale s'altère, il maigrit. Il commence
à faire des excès d'alcool. A plusieurs reprises on le ramène chez lui en état d'ivresse.
Il avait eu coup sur coup plusieurs attaques d'épilepsie, et depuis quelque temps les querelles recommençaient
avec son père, plus envenimées encore. Une quinzaine de jours environ avant son entrée à
Sainte-Anne, il eut une attaque très violente à la suite de laquelle il répétait que
si son père ne modifiait pas sa conduite à son égard, il lui ferait son affaire : "Je
lui sortirai les entrailles", disait-il.
La veille du jour où s'était passé la scène épouvantable qui a nécessité
son internement, il était très exalté.
Le père, âgé de quatre-vingt ans, souffrait d'une entérite légère et était
alité. Son fils, continuellement empressé, ne lui faisait aucun repos. Il voulait lui faire boire
de la tisane et l'exhortait à embrasser un crucifix ayant appartenu à sa mère. A plusieurs
reprises il injuria la vieille gouvernante qui cherchait à le calmer. |
C'était là cette phase de mauvaise humeur sur laquelle M. Magnan a attiré l'attention et qui, pour
les personnes habituées aux épileptiques, "est un indice certain que l'attaque ou les vertiges ne tarderont
pas à se manifester. A ce moment, les malades réclament la plus grande surveillance si l'on veut éviter
les accidents (10)."
La nuit arrive, la bonne s'en va, et X..., ne se couche pas,
il continue à tourmenter son père, veut le faire changer de lit, etc. Soudain il se précipite
sur lui, l'étreint furieusement à la gorge, lui laboure la poitrine avec ses ongles. Un instant il
abandonne sa victime, revient bientôt avec le crucifix de sa mère, se précipite sur le vieillard,
le secoue brutalement, le frappe avec violence. Il trépigne et, la face convulsée, il vocifère
: "Tu es damné, misérable, tu as le démon dans le corps et je l'arracherai malgré
toi, je suis celui qui chasse le diable ! ". Il s'arrête, semble calmé, puis la crise recommence,
sa fureur redouble, il s'acharne sur le corps de son père, le jette en bas du lit, le traîne sur le
carreau.
Cette succession de scènes violentes dura toute la nuit. Une glace sur la cheminée fut brisée,
différents meubles mis en pièces. Enfin, au matin, la police survint, les agents s'emparèrent
de lui et le conduisirent au dépôt. Le soir même, il fut amené à Sainte-Anne en
pleine excitation maniaque.
Le père, ramassé nu à terre, avait des contusions en grand nombre sur l'abdomen, au creux épigastrique,
sur le temporal du côté gauche. Huit jours après il succombait à des phénomènes
méningitiques avec des soubresauts des tendons, du bredouillement de la parole. |
Au bout de quelques jours passés à Sainte-Anne, l'excitation maniaque de notre malade se calme peu à
peu. Il revient à lui et demande le motif de son séjour à l'asile. Il peut suivre une conversation.
Il se souvient d'avoir eu une scène avec son père, qui, dit-il, lui a fait passer une nuit blanche. Il se
rappelle avoir pris un crucifix que sa mère tenait dans ses mains au moment de sa mort. Il croit avoir frappé
son père couché sur un matelas.
Il n'a aucun souvenir de l'entrée des sergents de ville dans sa chambre, mais se rappelle exactement son arrivée
dans la rue, lorsque, descendant de chez lui, il a pris place dans une voiture.
Six semaines après son entrée, il écrit à son père, dont on lui avait caché sa
mort, une longue lettre dans laquelle il résume ses souvenirs :
« Cher Papa,
A présent que le calme s'est rétabli dans mes pensées, je viens te demander quelques explications
sur la nuit qui a précédé mon internement à Sainte-Anne... Je commençais à
peine à m'endormir, lorsque j'entendis ta voix qui m'appelait et me demandait un verre d'eau, tu te trouvais
alors dans le salon, couché sur un matelas. Après t'avoir donné à boire, je me recouchai
; quelques instants après, tu m'appelas encore. Tu étais alors couché dans ta chambre, j'ignore
ce que tu m'ordonnais, mais je vis que tu étais en train de t'enlever les dents, tu avais une figure hideuse
qui m'épouvanta ; j'allai encore me recoucher, au bout d'un instant tu m'appelas encore. Tu étais
au salon, couché sur le matelas près du piano, j'ignore ce que tu m'ordonnas de faire ; j'entendis
ta voix ; sous le coup de la frayeur, je détachai du mur de ma chambre le crucifix que la pauvre maman avait
tenu morte entre ses mains, je m'avançais vers toi et, comme tu me disais que tu n'avais plus de dents, je
te dis : "Au nom de ce crucifix que maman morte a tenu entre ses mains, aie des dents." Tu répondis
alors en me montrant tes dents : "J'ai toutes mes dents." Nous eûmes ensuite une discussion assez
violente au sujet de la maman, tu l'attaquais, et moi je la défendais. Chaque fois que je parlais, je voyais
la porte d'entrée s'ouvrir et maman habillée de noir paraissait et inclinait la tête comme pour
me remercier. Quand c'était toi qui parlait, elle disparaissait et la porte se refermait. A un certain moment
tu m'as dit que ma mère était une femme immonde dans ses rapports conjugaux, alors je t'ai frappé
à plusieurs reprises avec la croix. Ensuite je t'ai demandé à boire au moins cinq fois, chaque
fois tu disais non, j'étais très altéré, etc. Puis je me suis vu tout à
coup habillé et nu-tête dans la rue, entre des sergents de ville qui durent me conduire à un
poste qui se trouve du côté de la rue du ..., etc. ». |
Cette observation fait bien voir que le délire religieux dans l'épilepsie peut être une reminiscence
des préceptes de piété enseignés dans le jeune âge. Sa mère, d'une dévotion
extrême, avait exagéré chez son fils ses propres sentiments. Aussi retrouve-t-on dans les hallucinations
terrifiantes de son délire la crainte du diable, la terreur de la damnation ; l'image de sa mère vêtue
de noir lui apparaît quand il parle à son père et semble incliner sa tête comme pour le remercier.
L'aspect de son père l'épouvante, il court chercher un crucifix, pieux héritage de sa mère disparue,
et le présente à son père. L'ictus épileptique survient, les centres purement psychiques sont
annihilés, l'hallucination, seule maîtresse, provoque des réactions immédiates. Il devient subitement
violent, brutal, féroce et avec la raison disparaît le souvenir. Il eut ainsi, durant cette nuit terrible,
une succession d'accès inconscients, suivis de courts intervalles de repos, avec conscience.
Il se souvient de ce qui s'est passé durant ces courtes périodes de rémissions. Il ignore ce qu'il
a fait lorsqu'il était en état de mal. Mais toujours apparaissent les préoccupations religieuses dont
son enfance a été bercée. L'exaltation de la mémoire des temps passés, des habitudes
du jeune âge qui se montre pendant l'accès n'est, en définitive, qu'une régression. L'action
subite de l'ictus épileptique est comparable à celle plus lente de la vieillesse, d'après l'opinion
de M. Ribot. "Par suite d'un travail morbide qui le plus souvent aboutit à la mort, les couches les plus récentes
de la mémoire se sont détruites, et ce travail de destruction descendant de proche en proche jusqu'aux acquisitions
les plus anciennes, c'est-à-dire les plus solides, leur rend une activité temporaire, les ramène quelque
temps à la conscience avant de les effacer pour toujours. Ces acquisitions, ces habitudes de l'enfance ou de la jeunesse
reviennent au premier plan, non parce qu'une cause quelconque les pousse en avant, mais parce qu'il n'y a plus rien qui
les recouvre (11)."
Une malade, citée par le docteur Dericq, dans son travail sur la coexistence de plusieurs délires, présente
comme X... des lacunes dans sa mémoire. Mais, chez elle, le cas est plus complexe, car l'état mélancolique
intervient.
"Les souvenirs de cette malade sont restés sans grande liaison entre eux ; la chaîne en est rompue, il
ne reste pour ainsi dire que des fragments que la patiente ne peut parvenir à réunir pour en former un tout
complet et satisfaisant. Nous ne pouvons trouver la raison de cet état de la mémoire que dans la succession
des vertiges qui replongeaient dans la nuit de l'inconscience un
moi déjà blessé par des assauts
intérieurs et encore tout étourdi (12)."
OBSERVATION LIII. (Dr Dericq) (13).
DELIRE MELANCOLIQUE. EPILEPSIE.
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Depuis longtemps G... (Catherine), âgée de trente-cinq ans, est triste, préoccupée de
l'avenir. Elle n'a pas d'entrain, elle est apathique, vite fatiguée. Si par hasard elle entreprend quelque
besogne, elle gémit, pleure et se lamente. Ses idées religieuses s'exagèrent, elle devient
inquiète, s'excite, s'imagine que Dieu lui a donné un pouvoir, qu'on va la crucifier, elle voit Dieu
et les anges.
Coup sur coup elle accomplit deux tentativres de suicide, se taillade les poignets avec un rasoir.
Dix jours après son entrée dans le service elle retrouve un lambeau de souvenir et nous apprend que
Dieu lui avait dit : "Coupe-toi et après on te laissera tranquille." Alors elle a pris un couteau
ou un rasoir, mais il ne lui est pas possible de préciser le nom de l'instrument dont elle s'est servie ni
l'endroit où elle s'en est emparée.
Il y a des lacunes manifestes dans son souvenir. Elle raconte qu'elle a eu des pertes de connaissance, puisqu'elle
se retrouvait à terre, qu'elle a remarqué de petites taches de sang sur son oreiller, qu'elle s'est
quelquefois mordu la langue, mais elle ne parle point d'attaques.
FRERE du père suicidé. MERE, deux accès
de délire après ses couches. |
Cette observation montre, dans le cours d'une mélancolie avec hallucinations, une série d'ictus épileptiques
limités à la sphère psychique.
Le délire religieux, dans ce cas en a conservé le souvenir, tandis qu'elle ignore ce qui s'est passé
lorsqu'elle était sous l'influence de l'ictus.
On trouve assez souvent dans le
caractère épileptique, principalement lorsque la faiblesse intellectuelle
s'associe au
morbus sacer, une tendance à l'exagération des pratiques de dévotion ou des sentiments
religieux. De Krafft-Ebing nous montre un journalier épileptique, superstitieux, crédule, invoquant à
tout propos le nom de la Divinité ; du reste, mettant peu en pratique la douceur et la mansuétude enseignées
par l'Evangile, et se livrant à des voies de fait envers les personnes qui le troublent dans la sérénité
de ses contemplations saintes. Trois ou quatre fois par an, tantôt avant, tantôt après ses états
de mal, il s'agite, s'emporte, et le délire roule sur des idées religieuses ; les idées religieuses
de ce délire se systématisent et s'enchaînent. Il est question, en premier lieu, de l'impiété
des hommes, puis, voulant ramener le genre humain à la vraie foi, le malade réclame le martyre et demande
à être crucifié.
Enfin, son imagination aborde les idées ambitieuses, il devient prophète et finit par se dire le véritable
homme Dieu. De Krafft-Ebing ajoute que, pendant la période délirante, la connaissance est profondément
troublée, mais que les excitations du monde extérieur sont encore enregistrées et qu'il n'existe à
la suite aucune lacune de souvenir. Il se souvient d'avoir eu des visions de la Divinité.
Nous ne mettrons pas ces accès délirants sur le compte du
morbus sacer, à cause de la persistance
du souvenir, mais nous penserions plutôt qu'ils font partie d'une autre forme mentale coexistante avec l'épilepsie
: dégénérescence mentale ou délire chronique.
OBSERVATION LIV. (De Krafft-Ebing) (14).
DELIRE RELIGIEUX A FORME EXPANSIVE EPILEPTIQUE.
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Tscherny, cinquante ans, journalier, convulsions dans sa première enfance, à la suite desquelles l'épilepsie
fit son apparition. Les accès, qui d'abord ne se montraient que toutes les deux semaines, puis à quelques
jours de distance, présentaient le caractère de l'épilepsie classique. Dans ces dernières
années, il s'y est ajouté un délire religieux qui nécessita son admission à l'asile
le 4 Août 1873. On put l'y observer pendant six ans, pendant lesquels on constata qu'il s'agissait d'une épilepsie
idiopathique dont les accès survenaient à plusieurs jours d'intervalle, s'annonçaient par une
excitabilité croissante et se terminaient par un état d'obnubilation mentale, du désordre et
de l'incohérence dans les idées durant plusieurs heures. Le bromure de potassium n'eut qu'un résultat
douteux. On ne constate aucune anomalie crânienne. Aucune perturbation des organes de la vie végétative.
Il existe un degré modéré de débilité mentale. Le patient est un modèle
du caractère épileptique. C'est un homme morose, extrêmement irritable, bigot, superstitieux,
crédule, qui n'a constamment que Dieu à sa bouche, qui porte son livre de messe à toutes les
heures de la journée dans sa poche, qui se montre affecté de la perversion du monde et qui pousse
soupir sur soupir en y pensant. Il lève les yeux au ciel, les baisse et les agite de mouvements discrets
dès qu'on parle devant lui de quelque chose de divin ; il se montre pénétré de l'amour
et de la bonté de la Providence ; mais, en revanche, que l'un de ses camarades vienne le moins du monde troubler
la sérénité de ses contemplations et le repos de ses méditations saintes, il n'hésite
pas à le brutaliser de la belle façon et à se rejeter sur les autres de cette infraction, leur
faisant subir toutes les conséquences, semant la zizanie sous prétexte que la religion est en danger.
Il fait bande à part, ne travaille pas, vit tout en Dieu, ne pense qu'à la vie future, considère
son séjour à l'asile comme un martyre dont Dieu le dédommagera.
Trois ou quatre fois par an, tantôt avant, tantôt après les états de mal, rarement sans
que ceux-ci se soient montrés, et il faut alors qu'il ait éprouvé une déception, il
s'agite, il s'emporte, et tonne d'abondance sans modération sur l'impiété, l'iniquité
des gens qui l'entourent. Puis, sa connaissance se troublant, il les prend pour des diables. Se considère
comme le champion qui doit ramener la foi en danger, anéantir les ennemis de Dieu, délire au sens
propre des insiprés, prophétise et demande à être mis en croix pour la vraie foi. A la
période d'acmé du paroxysme, il entre en extase, chante, se trouve en la présence du Seigneur,
se frappe la poitrine, se dit le véritable homme de Dieu, le Christ, le véritable soutien de la Providence,
un prophète, un martyr. Il a voulu se faire crucifier pour la vraie foi, mais au moment de l'exécution
il a remarqué qu'il y en avait un autre à sa place. Finalement, c'est un accès de manie, exaltée
jusqu'à la fureur, pendant lequel il vomit des injures à l'égard de son entourage composé
d'impies qu'il considère comme des démons, des pécheurs, des réprouvés. Pendant
cette période délirante la connaissance est profondément troublée, mais les excitations
du monde extérieur sont encore enregistrées, aussi il n'existe à la suite aucune lacune du
souvenir. Il se souvient d'avoir eu des visions de la Divinité, mais n'admet pas que ce soient des anomalies.
Les accès, tous semblables, durèrent les uns un jour, les autres jusqu'à cinq à six
jours, à leur suite ; dans les intervalles il se developpait un état d'obnubilation mentale et de
plus grande excitation. |
A notre avis, il s'agirait, dans l'observation suivante, d'une coexistence de l'épilepsie et de la folie intermittente,
avec un appoint alcoolique. Le délire religieux, dans cette folie intermittente, emprunterait une partie de son aspect
à l'affaiblissement psychique de l'individu. Ce qui tend à le démontrer, c'est que la médication
bromurée diminue la fréquence des accès d'épilepsie et reste sans influence sur la folie circulaire.
OBSERVATION LV. (De Krafft-Ebing) (15).
FOLIE CIRCULAIRE EPILEPTIQUE (EPILEPTISCHES CIRCULARES IRRESEIN)
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S..., trente ans, marié, propriétaire, admis le 29 Décembre 1873. Père ivrogne. Sa sur
est épileptique. Convulsions dans l'enfance. A l'âge de huit ans, à la suite d'une frayeur,
se montrèrent des accès d'épilepsie qui dans la suite se répétèrent à
des intervalles de plusieurs mois ou de plusieurs semaines. Dans ces dernières années, il s'est adonné
à la boisson. Ces accès se sont accumulés. Il est apparu des épisodes de délire
qui ont nécessité son admission à l'asile. Il présente des lacunes mentales et de l'affaiblissement
psychique. Il trouve lui-même qu'il a la tête malade. Il se sent toujours le cerveau comme en état
d'ivresse. Aucune anomalie des organes de la vie végétative, aucune lésion cardiaque. Pouls
retardé, soixante-douze pulsations. Légère cyanose de la face et des extrémités.
Crâne de dimension normale, mais fortement aplati à l'occiput. Tremblement fibrillaire de la lèvre
supérieure.
L'observation démontre qu'à côté de ses accès épileptiques qui se montrent
à des intervalles de quelques semaines et s'accumulent fréquemment, il existe une alternative de période
d'exaltation et de dépression affectant une marche cyclique. Elles sont caractérisées par un
trouble de la connaissance, ressemblant à ce qui se passe dans le rêve ; de temps à autre de
la stupeur et du délire, dont les épisodes d'un type absolument semblable dans leur ensemble portent
sur la religion (nomenclature relative à la Divinité) et s'accompagnent d'hallucinations en masse,
cadrant avec la nature du délire, en un mot, c'est manifestement de la folie des épileptiques.
Les phases de dépression durent en moyenne plus longtemps (un à vingt-trois jours) que les phases
d'exaltation (douze heures à dix jours). Parfois il arrive que dans la même journée ces deux
périodes se succèdent et même qu'elles se succèdent une à deux fois dans les vingt-quatre
heures.
La phase dépressive l'emporte toujours en durée sur l'autre. Cette rapidité dans la succession
de la double scène peut persister pendant un temps assez long. Jamais en tout cas le malade ne passe par
des intervalles lucides proprement dits, car pendant les intervalles de temps, qui se renouvellent tous les deux
mois, où le délire le quitte, c'est-à-dire durant lesquels il n'est nullement exalté
ni déprimé, on constate toujours que sa connaissance est obnibulée, et que le malade excité
au plus haut point est en proie à une bigoterie pathologique. Parfois, à la suite d'états
d'exaltation d'une assez longue durée, accompagnés d'insomnie, il se montre un épuisement général
avec stupeur qui dure généralement un jour ou deux. La phase dépressive commence invariablement
par de la céphalalgie, de la lourdeur dans la tête, de l'exagération de son excitabilité,
de son état morose, une augmentation de sa cyanose habituelle. La physionomie profondément troublée
révèle un état d'abattement pendant lequel, les yeux fixés droit devant lui, il parle
lentement en mussitant, se déclare un grand pécheur et mange le moins possible.
La connaissance est celle d'un rêveur ; il s'agenouille en se promenant circulairement, dit son chapelet,
demande invariablement une cognée pour s'abattre le pied et un hoyau pour se faire sauter les doigts et ainsi
se concilier lers bonnes grâces de la Divinité.Il porte quelques cicatrices à la main gauche
qui viennent d'une tentative de mutilation de ce genre. Il parle de s'enlever un il si cela peut être
agréable à Dieu. Il ne faut pas essayer de le tirer de ses macérations, on a devant soi un
ennemi qui frappe et mord. La cyanose augmente dans cette phase de dépression. Les artères sont contractées,
dures comme des fils métalliques. Le pouls est retardé, les extrémités et le visage
froids, les pupilles dilatées, réactions lentes. Les hallucinations affluent en foule.
Ce sont des écrevisses, des serpents, des vaches, deux grands hommes blancs, Dieu le père, dont la
mine est menaçante, le diable qui se transforme sous ses yeux en différents animaux.
Vers la fin de chaque phase dépressive apparaissent pendant quelques heures des phénomènes
qui appartiennent à la période d'exaltation (prophéties, chants, visions gaies), mais la transformation
réelle a lieu subitement par la disparition de la cyanose, la fréquence du pouls qui devient en même
temps plus plein et plus mou. Assez souvent sorte de congestion du côté du cerveau, physionomie plus
vivante. Ce patient loquace manifeste sa joie de ce qu'il se sent la tête légère, il chante,
danse, se réjouit, voit Dieu, de belles étoiles, une grande ville, le ciel et le paradis, où
il est reçu. Dieu se dresse devant ses yeux ravis sous la forme d'un beau grand poisson qui se dirige vers
le ciel. L'Esprit-Saint lui apparaît sous la forme d'un garçon qui tient dans les mains un petit tableau
blanc ; les personnes de son entourage sont Dieu le père, le Christ ; tout est merveilleux, miraculeux,,
brillant, le bon Dieu présente les chatoiements colorés d'un poisson brillant. Devant ses yeux dansent
des poissons d'or. En même temps insomnie, joie bruyante dans laquelle il exalte la grâce et la bonté
divine... Yeux brillants, mine réjouie, et parfois sorte d'illumination extatique quasi cataleptique... Le
bromure de potassium et les injections de morphine se montrent sans action sur la folie circulaire. Il diminue la
fréquence des accès d'épilepsie, mais ceux-ci n'exercent pas d'action sur la marche et l'intensité
de la folie cyclique. La seule action appréciable d'ictus épileptiques, c'est que quand il s'accumulent,
la cyanose se montre plus intense pendant quelques jours, les décharges sont généralement classiques,
il arrive cependant parfois que tout se borne à un état de tremblement général du corps,
comme par un courant rapide et brusque sans que le patient perde complètement connaissance et soit précipité
à terre. |
Conclusions. Le délire religieux dans le morbus sacer est souvent un reflet de l'éducation ou
des préoccupations habituelles du sujet ; il est par conséquent,
quasi passif. D'une façon générale,
il peut mettre sur la voie du diagnostic de la grande névrose lorsque le délire éclate brusquement
et finit de même, lorsqu'il affecte une incohérence, moins marquée du reste, que dans l'accès
maniaque, enfin, lorsqu'après lui il ne laisse aucun souvenir.
Le maniaque ordinaire invente, il est vrai, son délire, mais il est gêné dans cette invention par la
suractivité même des idées qui se pressent dans son cerveau ; l'épileptique, au contraire, subit
son délire qui se forme mécaniquement de lui-même, à l'aide d'une série de réminiscences
venant pièce-à-pièce se grouper les unes à côté des autres. Le délire de
l'épileptique est cependant incohérent, comme l'ensemble de ses idées délirantes et de ses actes
délirants, à cause de l'irrigation sanguine inégale des différents centres de l'encéphale
(troubles vasculaires décelés par les divers phénomènes qu'on a constaté dans l'épilepsie
spontanée et expérimentale) (16).
Il ne faut pas perdre de vue les cas comparables à l'observation LII, dans laquelle des ictus répétés
à des courts intervalles sont coupés de phases de rémissions : la mémoire des faits accomplis
durant ces phases, quelques courtes qu'elles puissent être, persiste. Il en est de même dans les cas de coexistence
d'une autre forme mentale, de sorte que le délire religieux, suivant que le malade s'en souvient ou non, devra être
rapporté soit à la folie coexistante, soit à l'épilepsie.
(1) Comparer avec l'article EPILEPSIE de Mr. Burlureau, in Dict. encycl.
des sciences méd. première série, t. XXXV, p. 141.
(2) Magnan, Leçons cliniques sur l'épilepsie, Paris, 1882, p. 45.
(3) Dericq, De la coexistence de plusieurs délires. Thèse de Paris, 1886.
(4) Morel, loc. cit., p. 265
(5) Morel, loc. cit., p. 701.
(6) Magnan, Leçons cliniques, etc., p. 46.
(7) Magnan, Leçons cliniques, etc., p. 55.
(8) De Krafft-Ebing, Lehrbuch der Psych., t. III, 1880, obs. LXXIX, p. 107.
(9) De Krafft-Ebing, Lehrbuch fur Psych., etc., t. III, 1880, obs. LXXXI, p. 108.
(10) Magnan, Leçons cliniq. sur l'épil., p. 49.
(11) T. Ribot, Maladies de la mémoire, Paris, 1886, p. 147.
(12) Dericq, Thèse de Paris, p. 106.
(13) Dericq, ibid., obs. XXXIV, p. 106.
(14) De Krafft-Ebing, loc. cit., obs. LXXXII, p. 109.
(15) De Krafft-Ebing, loc. cit., obs. LXXXVIII, p. 114.
(16) Magnan, Leçons cliniques sur l'épilepsie, Paris, 1882.