DUPAIN


ETUDE CLINIQUE SUR LE DELIRE RELIGIEUX

(ESSAI DE SEMEIOLOGIE)

(1888)






CHAPITRE II

DU DELIRE RELIGIEUX DU POINT DE VUE MEDICO- LÉGAL
.



Les questions médico-légales que soulève l'aliénation mentale rapportent, les unes au droit civil : capacité civile, interdiction, conseil judiciaire, nullité de mariage, validité des testaments ; les autres au droit criminel : responsabilité légale des aliénés (l.).

Nous laisserons de côté tout ce qui a trait au droit civil et nous ne nous occuperons que des principaux épisodes dramatiques ou sociaux en rapport avec le délire religieux ou mystique.

C'est dans ces circonstances que la médecine légale doit avoir recours aux connaissances précises de l'aliéniste en séméiotique et en pathologie. Il nous paraît convenable, en conséquence, de résumer quelques scènes auxquelles ont pu donner lieu les diverses manifestations religieuses que nous venons de passer en revue.

Car l'aliéniste, qui a consacré son temps à l'examen des nuances diverses de la folie, possède seul la compétence indiscutable en matière d'appréciation clinico-légale d'un état mental. Nous renverrons, sur ce point à la lecture comparée des différents traités sur la matière (2).

Citons cependant cette page empruntée à l'ouvrage du savant médecin légiste M. le docteur Ch. Vibert : « Il est vrai que la compétence médicale a été quelquefois discutée et même niée formellement. Le philosophé Kant déclarait que les psychologues de profession étaient seuls aptes à apprécier l'état mental d'un individu. D'autres personnes ont avancé que tout homme d'un jugement sain était aussi compétent que le médecin le plus expérimenté pour reconnaître si un individu était fou ou jouissait de toute sa raison. Ces idées ont été partagées par quelques magistrats qui ont récusé, sur ce point, tout témoignage médical. Une telle erreur ne peut être commise que par des gens qui n'ont qu'une notion fausse ou incomplète de l'aliénation mentale, qui ne regardent comme fous ou alienés que des maniaques, des déments, ou des idiots, etc. Dans ces cas, le désordre ou l'insuffisance des facultés intellectuelles sont évidents et encore faut-il compter avec les simulations que le médecin seul peut déjouer avec certitude. Mais dans la pratique, ce n'est pas en face de cas aussi simples que l'on se trouve le plus souvent ; il s'agit d'actes commis sans responsabilité, quelquefois d'une manière tout à fait inconsciente, par des individus qui, au moment de l'examen et à d'autres époques, peuvent paraître complètement sains d'esprit : par un épileptique, un alcoolique, un paralytique général, un dégénéré, etc. Est-ce donc un magistrat, un juré quelconque qui fera le diagnostic de l'épilepsie dans ses formes les moins apparentes, de la paralysie générale à son début, qui analysera les relations de l'acte incriminé avec la maladie dont est atteint l'accusé (3) ? »

Le § I, sous le titre MÉDECINE LÉGALE INDIVIDUELLE, sera consacré à l'étude, dans sa folie religieuse : A. du meurtre ; B. du suicide ; C. de l'automutilation.
Dans le § II, intitulé MÉDECINE LÉGALE SOCIALE, nous traiterons A. des illuminés fondateurs de religion. Ils nous serviront de transition pour étudier rapidement : B. les contagions et C. les épidémies de délire religieux.


(1) Ch. Vibert, Précis de médecine légale. Paris, 1886, p. 548
(2) Voy. Ch. Vibert, loc. cit., voy. également le rapport de la Commission de Société médico-pratique de l'examen de la loi du 30 Juin 1838, Paris, 1870, etc., etc.
(3) Ch. Vibert, Précis de médecine légale. Paris, 1886, p. 550



§ I. — MÉDECINE LÉGALE INDIVIDUELLE.

A. Du meurtre dans ses rapports avec le délire religieux.


« Les aliénés attentent à la vie de leurs semblables, dit Esquirol (1), les uns devenus très suceptibles, très irritables, dans un accès de colère, frappent, tuent les personnes qui les contrarient ou dont ils croient être contrariés ; ils tuent les personnes qu'ils prennent, à tort ou à raison, pour des ennemis dont il faut se défendre, ou se venger. Les autres, trompés par des illusions des sens ou des hallucinations, obéissent à l'impulsion. du délire. Quelques-uns tuent, motivent leur affreuse détermination, raisonnent leurs actions, et ont conscience du mal qu'ils commettent. Quelques autres sont des instruments aveugles d'une impulsion involontaire, instinctive, qui les pousse au meurtre. Enfin, on observe des idiots, qui, par défaut du développement de l'intelligence, dans l'ignorance du mal comme du bien tuent par imitation. »
Nous pouvons rattacher ces types généraux, à chacune des modalités distinctes de la classification que nous avons adoptée, et démontrer par cela même que la folie religieuse homicide, pas plus que la folie religieuse simple, ne mérite d'être inscrite au rang des entités morbides.
Le savant médecin en chef de la maison. royale d'aliénés de Charenton cite dans son mémoire sur la folie homicide « ce paysan prussien, qui croit voir et entendre un ange qui lui ordonne, au nom de Dieu, d'immoler son fils sur un bûcher. Il donne l'ordre de l'aider à porter du bois dans un lieu désigné et d'en faire un bûcher. Celui-ci obéit, son père l'étend sur le bucher et l'immole. C'était son fils unique (2). »
Le même auteur cite également « une mère qui. tue son enfant pour en faire un ange. – Un malheureux père, adepte de la secte des Momiers en Suisse, aidé des membres de sa famille, fait subir à sa fille fanatisée toutes les angoisses et toutes les douleurs du crucifiement (3).
L'observation de Pinel est bien connue.

OBSERVATION CXI. – (Pinel) (4)

130. Un missionnaire, par ses fougueuses déclamations et l'image effrayante des tourmens de l'autre vie, ébranle si fortement l'imagination d'un vigneron crédule, que ce dernier croit être condamné aux brasiers éternels, et qu'il ne peut empêcher sa famille de subir le même sort que par ce qu'on appelle baptême de sang ou le martyre.
Il essaye d'abord de commettre un meurtre sur sa femme, qui ne parvient qu'avec la plus grande peine à échapper de ses mains ; mais après, son bras forcené se porte sur deux enfants en bas âge, et il a la barbarie de les égorger de sang-froid pour leur procurer la vie éternelle. Il est cité devant les tribunaux, et, durant l'instruction de son procès, il égorge encore un criminel qui étoit avec lui dans le achot, toujours dans la vue de faire une oeuvre expiatoire. Son aliénation étant constatée, on le condamna à être renfermé pour le reste de sa vie dans les loges de Bicêtre.
L'isolement d'une longue détention, toujours propre à exalter l'imagination, l'idée d'avoir échappé à la mort, malgré l'arrêt qu'il suppose avoir été prononcé par les juges, aggravent son délire et lui font penser qu'il est la quatrième personne de la Trinité ; que sa mission spéciale est de sauver le monde par le baptême du sang, et que tous les potentats de la terreréunis ne sauroient attenter à sa vie. Son égarement est d'ailleurs partiel, comme dans tous les cas de mélancolie, et il se borne à tout ce qui se rapporte à la religion, car, sur tout autre objet, il paraît jouir de la raison la plus saine. Plus de dix années s'étoient passées dans une étroite réclusion, et les apparences soutenues d'un état calme et tranquille déterminèrent à lui accorder la liberté de l'entrée dans les cours de l'hospice avec les autres convalescens. Quatre nouvelles années d'épreuve sembloient rassurer, lorsqu'on vit tout à coup se reproduire ses idées sanguinaires comme un objet de culte ; et une veille de Noël, il forme le projet atroce de faire un sacrifice expiatoire de tout ce qui tomberoit sous sa main ; il se procure un tranchet de cordonnier, saisit le moment de la ronde du surveillant, M. Pussin (5), lui porte un coup par derrière, qui glisse heureusement sur les côtes, coupe la gorge à deux aliénés qui étoient à ses côtés : et il auroit ainsi poursuivi le cours de ses homicides, si l'on ne fût promptement venu pour se rendre maître et arrêter les suites funestes de sa rage effrénée.



L'observation suivante n'est pas moins connue.

OBSERVATION CXII. – (Pinel) (6)

Un ancien moine, dont la raison avoit été égarée par la dévotion, crut une certaine nuit avoir vu en songe la Vierge entourée d'un choeur d'esprits bienheureux, et avoir l'ordre exprès de mettre à mort un homme qu'il traitoit d'incrédule. Ce projet homicide eût été exécuté si l'aliéné ne se fût pastrahit par ses propos et s'il n'eût été prévenu par une réclusion sévère.


« Si l'orgueil de faire passer à la postérité un nom inconnu, dit Morel (7), arma Érostrate du flambeau qui brûla le temple de Diane, à Éphèse, n'est-ce pas une autre espèce d'orgueil qui pousse Jonathan Martin à incendier la cathédrale d'York ? D'ailleurs, cet homme, d'une intelligence faible, comme le sont la plupart des fanatiques religieux, ayant, au plus haut degré, le tempérament hypochondriaque de ces derniers, se crut appelé à purifier la maison du Seigneur des indignes ministres qui, d'après ses interprétations délirantes, s'éloignaient de la pureté traditionnelle de l'Évangile. »
Morel ajoute en note : « Dans un récent voyage que j'ai fait à York, j'ai été confirmé dans le jugement que m'avait toujours inspiré la relation du procès de Jonathan Martin. C'était un aliéné qui puisa les motifs de ses actes, non seulement dans les éléments de sa névrose hypochondriaque, mais dans les conditions maladives que créaient chez lui les influences héréditaires. C'est au moins ce que m'ont affirmé des personnes honorables qui ont connu ce fanatique ainsi que sa famille. »
Voici, d'après Esquirol, l'observation de ce Jonathan Martin.

OBSERVATION CXIII. – (Esquirol) (8)

Jonathan Martin comparut devant le grand jury du comté d'York pour avoir tenté d'incendier la cathédrale d'York.
Amené à l'audience, Jonathan, dont la figure est riante, cause avec les personnes qui l'entourent. « Etes-vous fâché de ce vous avez fait ? lui demande une dame. – Pas du tout ; si c'était à refaire, je l'exécuterais encore. Il fallait bien purifier la maison du Seigneur des indignes ministres qui s'éloignent de l'Évangile... – Ce n'est point le moyen de corriger les prêtres. » Martin se met à sourire et dit : « Pardonnez-moi, cela les fera réfléchir. Ils verront que c'est le doigt de Dieu qui a dirigé mon bras. Les chrétiens sévèrement convertis à la vraie religion trouveront que j'ai bien fait. Le Seigneur procède par des voies mystérieuses, et c'est sa volonté qui fait tout sur la terre et dans le ciel. » Les tambours annoncent l'arrivée du grand jury. « C'est drôle, dit Martin, on croirait entendre les trompettes du jugement dernier ... » Dans le cours de l'audience, le solliciteur général déclara qu'il se désistait d'un autre chef d'accusation joint à celui d'incendie. Jonathan était accusé d'avoir enlevé des franges d'or et d'autres objets précieux qui entouraient la chaire... « Vous faites bien de vous désister de l'accusation de vol, elle n'a pas le sens commun. Je n'ai point eu l'intention de rien soustraire ; mais un ange m'ayant ordonné de la part de Dieu de mettre le feu à l'église, il fallait me munir de preuves que moi seul avais fait cette action, afin qu'un autre n'en eût pas le châtiment, ou, si vous aimez mieux, n'en portât pas la peine. »


On trouve, dans le compte rendu des journaux allemands (Friedrich's Blätter für gerichtliche Medicin, année 1869) publié dans les Annales médico-psychologiques, le récit d'un cas de tentative de meurtre par deux frères, exaltés religieux.

OBSERVATION CXIV. – (Krafft-Ebing) (9)

MONOMANIE RELIGIEUSE

Cette communication est intéressante en ce qu'elle montre deux frères atteints exactement et simultanéement de la même forme d'aliénation mentale, exaltation religieuse au plus haut degré et allant jusqu'à les pousser à faire une tentative d'assassinat sur le curé de la paroisse, parce que disent-ils, il n'a pas la vraie foi et enseigne de fausses doctrines. La tentative criminelle a lieu, d'ailleurs, au grand jour, dans le presbytère même, l'après-midi d'un dimanche, dont le sermon du matin avait eu pour texte : « Il y a de faux prphètes parmi nous, ne suivez pas les faux prophètes. »
Les deux frères B... avaient cru voir dans ce texte une allusion directe dirigée contre eux et dans leur idée fixe que c'est le pasteur qui est le faux prophète, ils vont chez lui le tuer pour être agréable à Dieu. A voir ces deux frères aliénés, on pourrait croire qu'ils sont dans des conditions très fâcheuses d'hérédité ; mais non, la mère est morte d'apoplexie, le père était un peu adonné à la boisson. Il n'y a, sans cela, pas de cas connus d'aliénation dans la famille. Ajoutons que de tout temps les deux frères ont été éxalté religieusement, et que les questions religieuses qui agitèrent le midi de l'Allemagne, il y a une quinzaine d'années, paraissent avoir porté le dernier coup à leur cerveau chancelant ; depuis lors, ils sont positivement aliénés et l'aîné a dû même faire un séjour dans un asile, il y a dix ans.
Après leur criminelle tentative, les deux frères ont été renvoyés de la plainte comme non responsables et confiés à la surveillance de la police.


Frigerio cite dans les Archives de Lombroso un cas d'homicide par folie systématique hallucinatoire (délire des persécutions) avec une hypertrophie du vermis et de la fosse occipitale moyenne.

OBSERVATION CXV. – (Frigerio) (10)

OMICIDIO PER PARANOIA ALLUCINATORIA DI NATURA PERSECUTORIO CON IPERTROFIA DEL VERMIS E FOSSETTA OCCIPITALE MEDIA.

Un prêtre, en plein marché, tue une femme parce que Dieu lui a enjoint de débarasser la terre de cet esprit damné.
Il meurt à l'asile à l'âge de soixante-dix ans. Atrophie cérébrale, hydrocéphalie interne, hypertrophie du vermis, existence d'une fosse occipitale moyenne.


OBSERVATION CXV. – (Frigerio) (11)

AMORE OMICIDIA DI UN PAZZO.

Individu de soixante-cinq ans, ayant épousé une jeune femme. Obession depuis cette époque qu'il lui faut voir les organes internes et la matrice.
Pour échapper à cette obsession, il s'enfuit en voyage.
Il revient plusieurs années après. A peine a-t-il pratiqué son premier coït qu'il tire un long couteau et ouvre le ventre de sa femme.
Il ne s'enfuit pas. On l'arrête.
A l'asile, d'abord calme et soumis, puis religieux à l'excès, et accès maniaques répétés. Meurt d'affection pulmonaire. Pas d'autopsie.



Nous nous sommes borné, jusqu'à présent, à l'énumération des observations d'aliénés religieux meurtriers, sans les accompagner de commentaires, parce que, à notre avis, ces observations présentent des lacunes, et que nous ne voulons pas hasarder des appréciations sur ces cas incomplets et difficiles. Mais chez ce mari assassin de sa femme, nous ferons remarquer l'obsession persistante et la satisfaction consécutive à l'acte accompli. C'est là une des caractéristiques de l'état de dégénérescence mentale ; l'excès de religion n'a donc lui-même aucune valeur.
Dans l'observation suivante, il s'agit d'une dégénérescence mentale.

OBSERVATION CXVII. – (Esquirol) (12)

DÉGÉNÉRESCENCE MENTALE. – OBSESSIONS RELIGIEUSES

M.D..., âgé de trente ans, d'une taille petite, ayant les cheveux blonds, les yeux bleus et un embonpoint médiocre. A l'âge de seize ans, il fut saisi, tout à coup, de lypémanie religieuse et envoyé presque immédiatement au Sénégal, où il guérit après six mois de maladie. A dix-neuf ans, second accès qui persista pendant un an : retour en France. A vingt-deux ans, il se marie, est excessivement jaloux, même de son beau-père, reprochant à sa femme de préférer son père à son mari. Néanmoins, il continue son métier de sellier et jouit d'une bonne santé jusqu'à l'âge de trente ans. A cette époque, troisième accès de lypémanie, caractérisée par la crainte d'être damné, par une jalousie excessive et par plusieurs tentatives de suicide.
Le malade est envoyé à Charenton, refuse de parler, de se mouvoir et repousse toutes sortes d'aliments. Après une évacuation sanguine, un sinapisme aux pieds est ordonné ; le malade ne témoigne aucune douleur, et, néanmoins, lorsqu'on enlève l'emplâtre, l'épiderme de la face supérieure des deux pieds est emporté. Le délire cesse presque spontanément, le malade parle volontiers et se soumet au régime et aux prescriptions qui lui sont ordonnés. En trente jours, il est en état de rentrer dans son ménage et reprend son travail habituel. Après quelques semaines, il devient mélancolique et se croit damné ; néanmoins, il travaille avec ardeur ; souvent il interrompt son ouvrage, se met à genoux, fait quelques prières, se calme et se remet au travail. Quelquefois, tourmenté par ses inquiétudes, il court à l'église prochaine, se confesse et rentre chez lui parfaitement rassuré et tranquille.
D'autres fois, convaincu qu'il ne peut échapper au sort qui le menace prochainement, il crie à sa femme de se sauver parce qu'il se sent poussé à la tuer. Après ce cri, il se blottit dans un siège ou dans son lit comme un homme terrifié ; sa femme ne peut point l'approcher, son mari lui criant de s'éloigner. Il demande qu'on le lie, qu'on aille chercher la garde, afin de prévenir un grand crime. L'accès fini, ce malheureux demande pardon à sa femme : Dieu, dit-il, m'a damné à cause du chagrin que je te fais : il se soumet alors au traitement qu'on lui prescrit, quoique Dieu seul puisse le dédamner. S'il veut tuer sa femme, c'est qu'il voit la mort prête à s'emparer de lui, et qu'il ne veut pas qu'elle lui survive, afin qu'elle n'appartienne point à d'autres qu'à lui.


Nous retrouvons, chez ce sellier, ces accès intermittents de mélancolie qu'il est d'uage d'observer chez les dégénérés, et surtout ces obsessions, ces impulsions dont il a conscience et qui le tourmentent. La satisfaction accordée au désir calme son esprit et il redevient tranquille. L'idée de la damnation n'est qu'accessoire, ainsi que le scrupule religieux. Jusqu'à présent l'atrocité du meurtre a produit une action inhibitoire sur les obsessions du malade d'Esquirol. Mais les choses ne se passent pas toujours ainsi, et lorsque la maladie progresse, cette idée de l'assassinat, dont les malades ont conscience, n'est pas assez puissante pour frapper d'arrêt leurs obsessions criminelles, ils y cèdent irrésistiblement, et malgré l'horreur du crime ils se trouvent satisfaits de l'avoir accompli.

Le sujet de l'observation ci-dessous est certainement un dégénéré héréditaire. C'est un malade plus profondément atteint que le précédent, et il accomplit, jusqu'au bout, son sinistre forfait. Il présente des hallucinations dans la période avancée de sa maladie.

OBSERVATION CXVIII. – (Morel) (13)

DÉGÉNÉRESCENCE MENTALE. – HALLUCINATIONS : MEURTRE ORDONNÉ PAR DIEU.

Un aliéné qui a été confié à mes soins, dit Morel, et que j'avais parfaitement connu avant la perpétration du meurtre de sa femme, résista longtemps à l'injonction terible que lui donna une voix d'en haut... C'était un homme d'une religion étroite, minutieuse, portant la pratique de ses devoirs jusqu'au scrupule, aussi enclin à analyser, dans leurs moindres détails, les phénomènes de sa santé que les mouvements de sa conscience. Au reste, la douceur de son caractère, ses tendances à obliger, rachetaient bien certains défauts particuliers aux natures hypochondriaques, tels que la versatilité de caractère, les revirements subits dans les sentiments, les appréciations injustes. Cet homme, âgé alors de cinquante et un ans, d'un tempérament pléthorique, et qui, depuis quinze ans, observait strictement le voeu de chasteté que, dans un excès de ferveur religieuse, sa femme et lui avaient inconsidérément prononcé ; cet homme, sous l'influence des jeûnes, des macérations, des oeuvres pies et de tous les moyens employés pour combattre le démon de la chair, vit se développer chez lui une irascibilité spéciale et une recrudescence dans ses dispositions hypochondriaques. Ajoutons encore que dans cette situation pathologique, l'influence héréditaire était en jeu et imprimait une activité spéciale aux causes déterminantes du moment : un des frères du malade était mort aliéné.
Mais, si telle était la part des causes physiques dans l'enchaînement et la dépendance réciproques des phénomènes pathologiques qui vont se dérouler sous nos yeux, certaines causes morales n'agissaient pas avec une activité moindre. Devenu jaloux sans motif, notre malade éprouvait bien des tourments inconnus pour lui... Quatre années de suite il mena une existence non interrompue d'impressions douloureuses et pénibles et d'interprétations maladives, jusqu'alors enfin qu'il entendit une voix qui lui ordonnait de tuer sa femme, s'il ne voulait pas qu'elle fût privée à jamais, ainsi que toute sa famille, du bonheur éternel. A une injonction aussi terible, accompagnée de la défense non moins formidable de rien révéler, il s'enfuit, interdit, du toit conjugual. Il se réfugia chez des amis et connaissances ; il alla faire des retraites dans des maisons religieuses, mais la terrible voix le poursuivait partout. Dieu lui apparut, un jour, sous la forme d'une lumière éclatante qui inondait sa chambre et illuminait d'une vive clarté le crucifix devant lequel, agenouillé et priant avec ferveur, il se déclarait indigne d'accomplir la mission dont le chargeait la volonté divine et demandait qu'un autre en fût investi. Mais l'ordre était impérieux, il fallait l'exécuter sans retard ; et c'est après avoir tué sa femme, l'avoir coupée en morceaux et jeté ses restes dans un puits qu'il alla, avec la tranquillité d'âme la plus parfaite, et comme s'il avait accompli le plus saint des devoirs, se remettre entre les mains des magistrats.
« J'ai suivi l'existence de cet aliéné pendant quatre ans, ajoute Morel, et je n'ai remarqué chez lui aucune hallucination ultérieure. Il arrive que, dans les cas aigus de ce genre, l'accomplissement de l'acte ordonné par une voix supérieure termine la crise et fasse cesser le phénomène hallucinatoire, qui ne trouve plus désormais aucun aliment dans la sédation générale du système nerveux. »


Les derniers exemples que nous venons de citer appartiennent à la dégénérescence mentale ; c'est un épileptique assassin de son père qui fait l'objet de l'observation LII et un alcoolique celui de l'observation CIX.
En somme, le meurtre est un épisode de l'aliénation mentale, en général, et du délire religieux, en particulier. Il n'est donc jamais qu'un incident, au point de vue pathologique. En outre, le délire religieux n'est souvent qu'un accessoire dans l'acte du malade, par exemple, dans les cas de raptus épileptique, alcoolique, ou d'agitation aigüe ou suraigüe, dans lesquels l'action criminelle est la résultante de l'état général du sujet bien plus qu'elle n'est la conséquence d'un projet délirant. Dans ces cas, il faut tenir grand compte des hallucinations, des illusions, de l'état de mal, des obsessions, etc. Quand le meurtre offre un certain degré d'assemblage logique d'idées aboutissant à l'homicide, il s'agit le plus souvent de dégénérés atteints de ce mode de délire qui leur est particulier, et exécutant leur projet presque de sang-froid.


(1) Loc. cit., t. I, p. 376
(2) Loc. cit., t. II, p. 337
(3) Loc. cit., t. I, p. 379
(4) Loc. cit., p. 119 et 120
(5) C'est le fameux surveillant de Bicêtre, que Pinel tenait en haute estime.
(6) Loc. cit., p. 165
(7) B.-A. Morel, Traité des maladies ment., p. 409
(8) Loc. cit., t. I, p. 372
(9) Annales méd. psych., année 1871, t. VI, p. 140
(10) Lombroso, Arch., V, fol. IV, p. 410
(11) Lombroso, Arch., V, fol. IV, p. 482
(12) Loc. cit., t. I, p. 391
(13) Traité des maladies mentales, p. 361


B. Des idées de suicide dans le délire religieux.


« Les hallucinations, dit Morel (1), commandent le suicide à une foule de malheureux dans la période d'exaltation de leurs idées religieuses. Ils croient faire un acte agréable à Dieu, un acte expiatoire qui délivrera leur famille des maux qui les menacent. »
Mais les idées de suicide, sans cette intervention psycho-sensorielle, sont très fréquentes, et la raison en est claire, chez les malades atteints de dépression mélancolique ou de mélancolie.
Il faut bien remarquer que, même dans ces cas, la religion joue un rôle assez effacé. Les préoccupations religieuses occupent le second plan. La mélancolie domine toute la scène pathologique. Pour éviter des répétitions inutiles, nous prions le lecteur de se reporter au chapitre premier, § VII [Éléments simples] et plus particulièrement aux observations LXXVIII, LXXXII, LXXXVII, LXXXVIII, etc, etc.
Nous ferons cependant la citation suivante :

OBSERVATION CXIX. – (in Esquirol) (2)

Schlegel, dans son ouvrage sur la médecine politique (1819), rapporte qu'une femme atteinte de mélancolie religieuse chercha à se suicider en se brûlant sur un lit. Elle ne manifesta aucun désordre intellectuel à l'exception du dégoût de la vie et de l'exaltation religieuse.


Donnons aussi cette observation de R. de Krafft-Ebing empruntée aux Friedrich's Blätter für gerichtliche Medicin (p. 210) :

OBSERVATION CXX. – (De Krafft-Ebing)

IMBÉCILLITÉ – MÉLANCOLIE RELIGIEUSE – ESSAI D'EMPOISONNEMENT D'UN ENFANT ET SUICIDE (Titre de l'auteur).

Il s'agit d'une femme de vingt-huit ans qui essaye de s'empoisonner (arsenic) avec sa fille âgée de sept ans.
C'est une débile affaiblie, souffrant du système nerveux depuis sa jeunesse. Bigote de tout temps. Depuis une mission elle a présenté une mélancolie religieuse avec des conceptions délirantes et un état d'angoisse. Elle se croit perdue et en proie au diable. D'où sa tentative.


Le suicide ressemble au meurtre, au point de vue de son allure dans les cas d'idées religieuses délirantes ou de délire religieux.
Il se montre tantôt sous la forme d'une action brutale, dans laquelle le texte du délire n'a pas grand chose à faire comme facteur ; tantôt sous la forme d'un projet médité par le malade qui, même dans ce cas particulier, est un vésanique hypochondriaque ou mélancolique avant d'être un délirant religieux.


C. De l'automutilation dans le délire religieux.

Les mutilations que pratiquent sur eux-mêmes les aliénés religieux ne sont pas très rares : depuis les simples macérations de la chair (hystériques extatiques) jusqu'aux blessures graves. Assez souvent, ces mutilations portent sur les organes génitaux. Sans traiter à fond la question des fanatiques de tous les pays et de toutes les religions (fakirs de l'Inde), illuminés russes, disons quelques mots des Khlisti (flagellants) et les Skoptzi (eunuques).
« Fondée par un soldat déserteur, Daniel Philiptich, en 1645, la Société des Khlisti recommande la flagellation. Une de leurs coutumes religieuses est, dit-on, de mutiler pendant la nuit, une jeune fille de quinze à seize ans qui est regardée dès lors comme sacrée : on lui enlève l'un des seins que les assistants mangent pieusement ; puis la jeune victime est mise sur l'autel ; les fidèles dansent en chantant frénétiquement tout autour ; les lumières sont alors éteintes et il se passe des choses indicibles.
« Quant aux Skoptzi qui s'appellent eux-mêmes Karablick (petit navire), ils sont connus pour leur ardent prosélytisme ; ils se soumettent à des observances de pénitences très dures : flagellation, port de cilices et de chaînes de fer ; les plus exaltés, comme on le sait, se font châtrer volontairement par application de ce verset de l'Écriture (Mat., XIX. 12) : “Il y a des eunuques qui se sont châtrés eux-mêmes à cause du royaume des cieux” (1).
Dans un mémoire inséré dans l'Union médicale (n° des 22 mars, 17 mai, 21 mai 1851), Morel cite une femme qui, dans un accès de délire religieux, s'étant brisé plusieurs membres, vécut encore huit jours ; il cite le fait d'un mélancolique à prédominance d'idées religieuses exaltées, qui, le jour de ses noces, s'enferma dans la chambre nuptiale et se brûla sur un brasier. Morel fait remarquer qu'il ne connaît d'autre exemple aussi atroce que celui de Mathieu Lovat, cordonnier de Venise (2).
Voici cette observation, que nous transcrivons directement de l'ouvrage d'Esquirol.

M. le docteur Marc a fait connaître l'observation suivante (Bibliothèque médicale, septembre 1811), publiée par le docteur Ruggieri, pharmacien à Venise. Elle prouve l'influence de la lypémanie sur la détermination au meurtre de soi-même et l'opiniâtreté des malades qui y sont portés.
OBSERVATION CXXI. – (in Esquirol) (3)

Mathieu Lovat, cordonnier à Venise, dominé par des idées mystiques, se coupa les parties génitales et les jeta par la croisée ; il avait préparé d'avance tout ce qu'il fallait pour panser sa plaie et n'éprouva aucun autre incident fâcheux. Quelque temps après, il se persuada que Dieu lui ordonnait de mourir sur la croix. Il réfléchit, pendant deux ans, sur les moyens d'exécuter son projet et s'occupa de préparer les instruments de son sacrifice. Enfin, le jour est arrivé ; Lovat se couronne d'épines, dont trois ou quatre pénètrent dans la peau du front ; un mouchoir blanc, serré autour des flancs et des cuisses, couvre les parties mutilées ; le reste du corps est nu ; il s'assied sur le milieu d'une croix qu'il a faite, et ajuste ses pieds sur un tasseau fixé à la branche inférieure de la croix ; le pied droit repose sur le pied gauche ; il les traverse l'un et l'autre d'un clou de cinq pouces de longueur, qu'il fait pénétrer à coups de marteau, jusqu'à une grande profondeur dans le bois ; il traverse successivement ses deux mains avec des clous longs et bien acérés, en frappant la tête des clous contre le sol de sa chambre, élève ses mains ainsi percées et les porte contre les trous qu'il a pratiqué d'avance à l'extrémité des deux bras de la croix et y fait pénétrer les clous, afin de fixer ses mains ; avant de clouer la main gauche, il s'en sert pour se faire, avec un tranchet, une large plaie au côté gauche de la poitrine. Cela fait, à l'aide de cordages préparés et de légers mouvements du corps, il fait trébucher la croix qui tombe hors de la croisée, et Lovat resta ainsi suspendu à la façade de la maison. Le lendemain on l'y trouva encore ; la main droite seule était détachée de la croix et pendait le long du corps ; on détacha ce malheureux, on le transporta aussitôt à l'École impériale de clinique. M. Rggieri reconnut qu'aucune plaie n'était mortelle. Lovat guérit de ses blessures, mais non de son délire. On remarqua que, pendant l'exaspération du délire, Lovat ne se plaignait point, tandis qu'il souffrait horriblement pendant les intervalles lucides. Il fut transféré à l'hôpital des insensés ; il s'y épuisa par des jeûnes volontaires et mourut phthisique, le 8 avril 1806.



On peut rapprocher de l'obervation de Mathieu Lovat, pour la première partie du moins, l'obervation suivante d'Adam James.

OBSERVATION CXXII. – (Adam James) (1)

Il s'agit d'un jeune homme de dix-huit ans, adonné à des pratiques excessives de masturbation, qui, à la suite d'un accès de folie hypochondriaque, se fait sauter le pénis, sous l'influence d'une préoccupation religieuse.
Après des fatigues somatiques excessives, se trouvant plus particulièrement déprimé, et sentant en lui une impulsion à faire quelque chose, il ouvre la Bible et y lit ces mots : « Si ta main droite te cause du chagrin, tranche-là. » Voilà un ordre de Dieu ; sur-le-champ il se tranche la verge à la racine et s'occupe d'arrêter le sang. L'hémorrhagie n'eut pas de suite.



Les automutilations ne sont pas toujours aussi graves que dans les cas précédents. Cette considération est d'ailleurs secondaire au point de vue mental, car le fait de porter atteinte à sa personne, par des procédés douloureux, s'explique, quel qu'en soit le mode, par l'abolition, chez ces malades, de la sensibilité générale. Les meurtriers ne comprenant pas le mal qu'ils font, lorsqu'ils immolent leurs enfants, la sensibilité affective est seule en jeu, mais les gens qui s'écorchent ou se blessent se condamneraient à des souffrances pour lesquelles la personne humaine a une horreur naturelle, si les nerfs sensitifs périphériquesjouissaient encore de l'intégrité de leurs propriétés, du moins au moment même de l'acte.
Nous n'avons pas besoin de faire remarquer que ces automutilations ne se rattachent pas d'une façon plus spéciale au délire religieux qu'à tout autre ordre de conceptions délirantes. Dans tous les cas où les aliénés portent atteinte à leur personne, ils sont comme brutalement emportés par une fougue morbide qui tient bien plus à l'état dans lequel ils se trouvent qu'aux allégations délirantes elles-mêmes. C'est ce qui a fait donner à cet état particulier le nom de raptus, qui indique un emportement brusque et comme irrésistible du moi. Ces raptus se présentent dans bien des formes d'aliénation mentale. Quelle que soit la modalité psychopathique dont émane le raptus, le malade n'est plus maître de lui. C'est moins le délire que l'élément morbide du moment qui produit le raptus.

OBSERVATION CXXII. – (De Krafft-Ebing) (1)

FOLIE SYSTÉMATIQUE RELIGIEUSE. – AUTOMUTILATIONS.

Mlle W... vingt-deux ans, célibataire, fille de paysan, père psychopathique. Enfance normale, mais de bonne heure excès de pratiques religieuses. A seize ans, fièvre typhoïde, dont elle ne s'est remise que lentement. A l'époque de la puberté, qui survint à dix-sept ans, plusieurs accès de convulsion qui n'ont rien d'hystérique, et notable augmentation des excentricités religieuses, atteignant de temps à autre une sorte d'exaltation, pendant laquelle elle chante des cantiques et médite en rêvassant des considérations religieuses. En même temps, signes indiscutables d'agitation érotique. Soupçon de masturbation. Il y a quatre semaines s'installa un état d'agitation psychique, accompagnée d'insomnies et de visions. On la trouve en plein champ comme plongée dans un monde différent, elle est comme convulsée. Le 20 décembre 1875, elle s'enfuit à Gratz. On la trouve cependant, s'agenouillant, chantant dans la rue. On la porte à l'hôpital. On constate un état d'exaltation religieuse caractérisée par les mêmes pratiques, elle prophétise et raconte que pendant ces dernières semaines des personnes divines lui sont apparues et lui ont annoncé qu'il lui faut prendre à sa charge les péchés du monde pour sauver l'humanité par ses exercices religieux. Elle est venue à Gratz pour se faire martyriser. Elle y attendra donc le martyre, mais croit qu'elle ne peut pas mourir, car on a déjà essayé en vain de lui donner la mort. Elle prononce ces paroles avec emphase, dans un style recherché et la physionomie illuminée. Peu de temps après son admission, elle a fait des ouvertures à une malade, afin que celle-ci voulût bien la martyriser ; sur son refus, elle lui a sauté au cou pour l'étrangler et s'est agitée à ce point qu'on a dû l'attacher. Elle passe les nuits sans sommeil, dans des pratiques religieuses ; hier, elle se réjouissait d'avoir subi le martyre et se propsait d'emporter les chaînes qu'on lui avait mises pour en faire son chapelet. Examen physique : crâne trop petit, étroit, particulièrement dans la partie frontale, et bas, utérus virginal, latéro-fléchi à gauche. Le 1er janvier 1876, elle présente une sorte d'extase, elle se croit derrière une grille, les gens la regardent et sont tous eclairés de l'éclat des rayons qui s'échappent d'elle-même. Elle pénétrait les barreaux de la grille comme l'Esprit-Saint. C'est là un signe qu'elle est réservée à de hautes destinées. L'après-midi, elle s'est plantée dans le cou un tesson de verre en signe qu'elle doit subir aujourd'hui encore la mort du martyre. Le 10 janvier, elle s'est emparée d'un couteau de cuisine et s'est fait des entailles autour du cou pour répandre son sang en faveur de la rédemption et de la justice. Elle est heureuse de cet acte pieux, qui ne peut être qu'agréable à Dieu. Plus tard, elle s'est mise à refuser de manger pour mériter le ciel. Enfin, de temps en temps, elle a des périodes hallucinatoires durant lesquelles elle voit le ciel ouvert devant elle. Le repos de l'établissement, la suppression de tout ce qui concerne le culte catholique, un travail opiniâtre forcé ont fait disparaître rapidement les états d'hallucination et d'exaltation religieuse. Elle a récupéré son état intellectuel antérieur, c'est-à-dire qu'elle est toujours excentrique au point de vue religieux, mais au bout de quelques mois, on peut la renvoyer chez elle, guérie.


Dans le cas suivant la mort est la terminaison fatale de la scène.

OBSERVATION CXXIV. – (Dr Dagonet) (1)

H... compte dans sa famille quelques cas d'aliénation mentale. La folie a fait explosion chez lui une année environ avant son arrivée dans notre service, à la suite de quelques contrariétés. Il affirme être possédé du démon ; celui-ci a pris domicile dans son ventre sous la forme d'un gros serpent. Le malade pousse de temps en temps des cris bizarres, il s'exprime parfois dans un langage incompréhensible ; c'est alors, dit-il, le diable qui parle par sa bouche. Il s'établit quelquefois entre le démon et lui un véritable dialogue, dans lequel il reproche à son esprit de lui susciter de mauvaises pensées. Il nous supplie souvent de faire venir le bourreau pour mettre fin à une existence qu'il ne peut plus supporter. En vain, implore-t-il le secours des ministres de la religion, aucune consolation ne parvient à calmer son délire. Un jour, il dérobe un couteau et se fait au cou une blessure grave qui, heureusement, peut-être guérie au bout de quelques jours. A peine est-il rétabli, qu'il nous reproche vivement de lui avoir sauvé la vie. Le délire cependant acquiert chaque jour une intensité que rien ne peut arrêter il nous prie à chaque instant de lui ouvrir le ventre. Malgré la surveillance spéciale dont il est l'objet, il parvient à cacher un morceau de fer et s'en sert pour s'ouvrir le ventre. Il en résulte une plaie pénétrante transversale, à bords irréguliers, d'où sortaient l'épiploon et une grande partie des intestins ; ces derniers furent aussitôts réduits, et les lèvres de la plaie mises en contact par quelques points de suture ; malgré les soins qui lui furent prodigués, le malade mourut au bout de trois jours.
Entre autres altérations notables, on trouve à l'autopsie trois vers lombrics, ayant plus de vingt centimètres de longueur, contenus dans l'estomac. Cet organe présente, en outre, deux ulcérations serpigineuses, à fond rougeâtre, de la grandeur d'environ une pièce de deux francs, et dont l'une correspondait à une perforation qui paraît avoir été la cause de la mort subite, quand la plaie de l'abdomen semblait déjà marcher vers une bonne issue.


Morel note, à propos de l'anesthésie dans les différentes variétés d'aliénation, cette perte de la sensibilité durant l'accès délirant. La souffrance se manifeste lorsque le trouble mental arrive à son déclin, l'hystérie mise à part.

OBSERVATION CXXV. – (Morel) (2)

Un jeune aliéné de notre asile, en proie à l'exaltation religieuse, s'était trempé le bras dans une chaudière d'eau bouillante ; il ne cesse, pendant le paroxysme de son délire, de chanter les gloires de Dieu, et il était insensible à la douleur. Mais lorsque la peau, tombée en lambeaux, eut laissé les chairs à nu et qu'une énorme suppuration se fut établie, la souffrance se manifesta avec une explosion de symptômes du système nerveux si alarmants, que toute trace de délire disparut et que le malade n'était préoccupé que de subir l'amputation du bras.


Nous rapprocherons de l'observation de Morel l'observation suivante en faisant remarquer qu'il s'agit d'une hystérique :

OBSERVATION CXXVI. – (Communiquée par M. Magnan) (2)


ÉTAT HYSTÉRIQUE. – DÉLIRE MÉLANCOLIQUE. – PRIVATIONS. – JEUNES. – VEILLES. – IDÉES MYSTIQUES. – SCRUPULES. – CRAINTES D'AVOIR OFFENSÉ DIEU. – SORCIÈRE. – SE CROYAIT ENSORCELÉE, D'AUTRES FOIS CROYAIT ÊTRE ELLE-MÊME LE DIABLE, L'ANTÉCHRIST. – AUTOMUTILATION. – BRULURE DE L'AVANT-BRAS DROIT. – TENTATIVE D'EMPOISONNEMENT PAR LE LAUDANUM.

C... (Marie), trente quatre ans.
Admission du 2 Janvier 1882.
Père et mère morts tuberculeux.
Une soeur morte tuberculeuse.
Etat hystérique : palpitations, spasmes, émotivité extrême, larmes faciles, troubles vaso-moteurs : froid, bouffées de chaleur.
Causes (dispositions nerveuses) : scrupules.
Communion à Noël (craignait de n'avoir pas digéré son dîner).
Pratiques religieuses exagérées. Elle a passé en 1872 un an dans un couvent. Excitation sexuelle, parfois chaleur. Onanisme passager : regrets, prières, désir d'une peine.
En 1881, a veillé plusieurs nuits. Misère, privations ; dépensait en chose futiles ce qu'elle possédait et se privait des choses les plus nécessaires à la vie. Jeunes, mortifications..... Esprit de sacrifice poussé à l'excès.
Exagérée en toute chose. Crainte d'être à charge de son entourage. Invitée chez ses parents, elle laissait un cadeau équivalent à la dépense. Pour reconnaître les services que lui avait rendus son tuteur, devenu hémiplégique à l'âge de cinquante ans, elle l'eût épousé volontiers par reconnaissance et aussi afin de pouvoir lui être utile dans son état maladif. Dette de reconnaissance envers l'asile, demande à être admise comme infirmière. Cadeaux qu'elle veut faire dans le service.
« Poussée, dit-elle, par le mauvais esprit, elle s'est adonnée plusieurs fois à l'onanisme, et de là, regrets, prières, désirs d'une peine. Il faut d'ailleurs des sacrifices. »
A fait plusieurs tentatives d'empoisonnement, en particulier par le laudanum.
Un jour elle place le bras sur une lampe et se brûle grièvement.
Elle donne plusieurs explications :
« Elle voulait, dit-elle, châtier le bras qui avait péché.
« Elle s'imaginait devoir sauver la France par son sacrifice.
« C'est la sorcière qui lui a inculqué de mauvaises idées. Elle lui a donné deux pêches.
« Enfin se croit elle-même le diable. Elle dit à son confesseur qu'elle était l'Antéchrist. »
Refusait les aliments pendant quelques jours.
Amélioration très progressive et convalescente au bout de trois mois.
Reste très méticuleuse, exaltée.



C'est là un état hystérique, et des causes multiples ont provoqué la tentative de suicide, la brûlure (laudanum, épingles avalées). De tout temps elle a voulu se sacrifier et en temps d'épidémie elle eût suivi avec ardeur un chef de file.

Il en est des automutilations comme du meurtre et du suicide. Ceux des dégénérés qui les combinent et ne les exécutent pas brusquement d'une façon irréfléchie, propre aux autres malades en proie à un épisode aigu, sont souvent déclarés par les auteurs appartenir à un état mental voisin de la folie. Or, d'après ce que nous avons dit, ils en ont déjà dépassé les frontières.

Conclusions. — Le délire religieux est une occasion de meurtre, de suicide, d'automutilation. Mais ces actes criminels relèvent exclusivement de la vésanie et non du délire lui-même. La religion ne joue qu'un rôle purement occasionnel. Ce ne sont pas les sentiments religieux, dont son enfance avait été bercée qui chez X... (voy. observ. LII) furent la cause de l'assassinat de son père. C'est l'épilepsie. Chez le vigneron crédule dont parle Pinel (observ. CXI) les déclamations fougueuses d'un missionnaire réveillent l'idée du baptême du sang. Il égorge ses enfants. La préoccupation religieuse est sans importance. Sa simplicité d'esprit a fait tout le mal. S'il avait eu l'occasion de prêter l'oreille à des déclarations révolutionnaires, il est probable qu'il aurait commis un attentat sur un homme politique, comme il en existe tant d'exemples. Nous pourrions citer des cas analogues dans la dégénérescence mentale, dans le délire chronique à évolution systématique, chez les déments, etc. Mais il est inutile d'insister plus longuement. On comprend sans peine que tout l'intérêt de la question réside dans la détermination du désordre mental du meurtrier, hallucinatoire ou non. Cette recherche de l'entité morbide s'effectue à l'aide du complexus symptomatique dont le délire religieux peut faire partie.