§ II. MEDECINE LEGALE SOCIALE
B. Contagions du délire religieux.
Ce que nous venons de dire à propos des illuminés fondateurs de religions nous dispense de longs développements
sur les contagions du délire religieux. Mais il y a lieu d'observer deux espèces de contagions : la contagion
des gens qui ne se connaissent pas, dans laquelle
l'induction de la folie, pour ainsi parler, est déterminée
par le réveil d'une prédisposition maladive. Cette contamination exige un certain temps avant de se produire.
C'est, par exemple, ce qui se passe dans les prédications, dans les cas de folies hystériques, de convulsionnaires,
de sectaires, etc. L'autre cas se déclare dans un milieu plus étroit, et se divise elle-même en deux
catégories : ou bien elle s'attaque aux personnes qui environnent le malade sans lui être alliées, et
ici il faut faut tenir compte de l'épuisement du système nerveux par la fatigue, chez des gagistes souvent
prédisposés eux-mêmes, ou bien la personne qui suit l'impulsion délirante appartient à
la même famille que l'aliéné ; par conséquent l'hérédité intervient.
A plus forte raison quand il s'agit de jumeaux (folie gémellaire) ; mais il est douteux qu'un individu absolument
sain d'esprit devienne brusquement aliéné parce qu'il assiste à l'explosion d'un délire. Et,
dans tous les cas, l'homologie du délire n'est point un fait constant. Par conséquent le délire religieux
ne se transmet pas sous la même forme et n'a pas ici l'importance qu'on pourrait être tenté de lui attribuer.
Nous trouvons dans Ville,
Ueber inducirtes Irresein, Correspondenzblatt für Schweizer Aerzte (1), l'observation
d'une jeune fille de vingt-cinq ans, en proie à une mélancolie agitée de
couleur religieuse
qui communiqua sa folie à sa mère qui la soignait.
Voici un premier exemple de contagion. Un enfant faible, d'esprit timide imite les actes délirants de sa mère
et se croit comme elle, possédée de l'esprit malin.
OBSERVATION CXXVIII. (Dr. Legrain) (2).
CONTAGION DE POSSESSION DIABOLIQUE. LE FILS IMITE LA MERE.
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Mme P... est une dégénérée, débile, portant de nombreux stigmates physiques.
Depuis un an, elle s'occupe de spiritisme, et croit à la réalité des esprits, ainsi qu'à
leur intervention dans la vie des hommes. Vivement impressionnée par les expériences auxquelles
elle assistait, elle s'est imaginée, il y a quelques mois, qu'elle était possédée
par un esprit malin.
Ses membres sont agités de mouvements bizarres, rappelant les contorsions des convulsionnaires; ses mouvements
sont essentiellement automatiques et la malade n'y peut rien. D'autres fois, le visage est grimaçant ;
d'autres fois encore, les mouvements sont accompagnés de sons laryngés, sans aucune signification.
La malade interprète ses mouvements irrésistibles en disant que c'est l'esprit malin qui la pousse
à agir ainsi. La double personnalité est frappante : "C'est l'esprit qui me tord, dit-elle,
je ne puis l'empêcher." Elle est surprise au milieu de la conversation par une série
de mouvements, et elle dit immédiatement : "Voyez-vous, c'est l'esprit." Les centres cérébraux
interviennement aussi ; elle accompagne souvent sa mimique convulsive de l'émission de certains mots, toujours
les mêmes : "Je vous hais, je hais Dieu, je vous hais tous," puis elle ajoute : "Ce
n'est pas moi qui vous dis cela, c'est l'esprit qui parle, vous comprenez bien que je ne suis pas capable de dire
ces choses-là : moi, je vous aime." Et d'autres fois : "Vous avez beau faire, vous ne
m'empêcherez pas de le posséder."
Les centres corticaux postérieurs sont encore intervenus, quand l'esprit l'a poussée, malgré
elle, à la recherche d'un homme, le premier venu, pour se livrer à lui. Elle ne l'a pas fait, mais
elle a dû lutter. En passant dans la rue près d'un homme, elle disait à haute voix : "Voilà
ton affaire." C'est l'esprit qui parlait ; elle se révoltait et ne se livrait pas.
Cette malade a un enfant de douze ans, également débile, vivant avec elle, et à qui elle
a communiqué ses idées délirantes.
Celui-ci, usant d'imitation, se croit également possédé, et se livre à des
contorsions grotesques rappelant celles de sa mère dont il répète aussi les paroles. Il y
a là un phénomène de contagion bien connu dans l'histoire des convulsionnaires.
Chez cet enfant les troubles sont beaucoup moins profonds que chez la mère. Quelques jours de présence
à l'asile ont suffi pour lui faire abandonner à peu près complètement ses idées
délirantes. La mère a guéri également en quelques semaines.
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Il arrive trop souvent malheureusement que les violences graves et le meurtre soient la terminaison des contagions religieuses,
surtout lorsque les troubles nerveux sont mis sur le compte du diable.
Nous empruntons aux
Annales médico-psychologiques l'observation suivante.
OBSERVATION CXXIX. (Asile de Levellec) (Dr. Taguet)
UN CAS DE FOLIE RELIGIEUSE A CINQ (3).
MERE ET QUATRE DE SES ENFANTS (DEUX FILLES ET DEUX GARCONS).
ENFANTS D'UNE INTELLIGENCE PEU DEVELOPPEE. EXALTATION RELIGIEUSE.
UNE DES FILLES HALLUCINEE DE LA VUE EST PRISE D'IDEES DE POSSESSION DEMONIAQUE. ELLE EST TUEE PAR SES FRERES
ET SA SOEUR A L'AIDE D'UN MAILLET.
MORT DE L'AINEE CINQ JOURS APRES.
CONTINUATION DU DELIRE MYSTIQUE CHEZ LES SURVIVANTS.
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Au mois de novembre dernier, la famille J... se composait de
la mère, de deux filles et de trois garçons, dont le plus jeune, élève au grand séminaire
de Vannes, n'assistait pas au drame que nous allons décrire sommairement. Le père est mort,
il y a quelques années, emporté par une apoplexie cérébrale : un frère et
ses deux enfants aliénés.
Elevés dans un milieu où les pratiques religieuses sont conservées dans toute leur intégrité,
les enfants J..., d'une intelligence peu developpée, ne tardèrent pas à tomber dans une piété
exagérée, en même temps qu'ils devenaient la frayeur de leurs voisins par leur colère
et leur comportement. L'aîné de la famille, Ange, donna, le premier, les signes d'une véritable
exaltation religieuse, négligeant son état de meunier, passant tout son temps en prières,
ne prenant que très peu de nourriture. A leur tour, sa mère, son frère et sa soeur tombèrent
dans les mêmes excès. Un de leurs voisins, étant entré, un jour, au moulin, les avait
trouvés tous les trois à genoux, la face contre terre ; Ange s'était levé et l'avait
obligé, sous peine de mort, à prier avec eux. On ajouta peu d'importance au danger que la famille
J... faisait courir au voisinage, aussi put-elle continuer, sans être inquiétée, ses pratiques
religieuses. Sur ces entrefaîtes arrive au moulin Esther, la plus jeune des filles J..., qui venait de passer
quelques semaines chez un de ses oncles. On l'aimait peu dans la famille, on l'accusait d'être jolie, coquette,
d'être recherchée en mariage ; de là à la considérer comme un suppot du démon,
il n'y avait qu'un pas, il fut vite franchi. Dès le lendemain de son retour, elle tombait elle-même
dans le même état de mysticisme que son entourage. Ce fut elle qui, la première, vit la sainte
Vierge, nous dit sa soeur aînée. Elle déclare bientôt qu'elle ne peut plus prier, qu'elle
est possédée du démon. Dès ce moment, sa mort fut résolue par Ange, qui, seul,
semble avoir joué ici un rôle réellement actif. La nuit s'était passée en prière,
il était près de sept heures du matin, lorsque Esther J..., sur l'ordre de son frère, se
mit à genoux, laissant tomber sa tête sur un banc : "Tu vas renoncer, disait Ange, au démon,
à ses oeuvres et à ses pompes. Tuez-moi, répondait
la malheureuse fille, je mérite la mort." Ange ordonna à sa soeur d'aller chercher une
de ces grosses épingles dont les femmes de la Bretagne attachent leurs fichus à la collerette, en
même temps il mettait un maillet entre les mains de son frère. Après avoir mis deux clefs
en croix sur la tempe gauche de la victime qui ne faisait aucun mouvement, il donna l'ordre de frapper. La mort
semble avoir été instantanée. Tous les trois s'acharnent sur le cadavre ; pendant que sa
soeur lui traverse le cou, la cuisse, les pieds et les mains avec sa longue épingle, Ange pratique trois
ouvertures avec un vilbrequin pour donner passage au démon.
La mère avait assisté en priant à cette scène sauvage ; tout à coup Ange et
sa soeur s'étaient jetés sur elle pour l'étrangler, leur frère fut assez heureux pour
leur faire lâcher prise. Aucun des deux n'a pu donner un mobile à leur tentative d'assassinat sur
leur mère.
Encore un peu de temps, vous ne verrez plus, encore un peu de temps et vous me reverrez, avait dit Ange
à son frère et à sa soeur, et il était sorti armé d'une hache. Il était
entré dans la première maison qui s'était présentée à lui, avait obligé
les habitants à se lever, et pendant qu'ils priaient à genoux, sous la hache qu'il brandissait sur
leur têtes, un enfant vint jeter l'alarme au village. Ange se laissa prendre sans opposer aucune résistance.
Au même moment le facteur de Mauroux étant entré au moulin avait relevé la mère
J..., gisante près du feu ; dans une pièce voisine, le frère et la soeur récitaient
leur chapelet à haute voix.
Ange succombait cinq jours après à la prison de Ploërmel, pendant que son frère et sa
soeur étaient sequestrés à l'asile des aliénés ; la mère, trop faible
pour supporter le voyage, était restée sous la garde de son dernier fils, qui, nous l'avons dit,
était absent au moment de ce drame.
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M. le docteur Taguet ajoute les considérations suivantes :
Contrairement à ce qui se produit dans les autres formes de la folie, le délire des persécutions, par
exemple, la perpétration du crime n'a amené aucune détente dans le délire de la fille J...,
les hallucinations sont persistantes, la sainte Vierge continue à lui apparaître, à l'inspirer, à
lui donner des ordres ; elle lui a appris que sa soeur Esther est ressuscitée, elle-même lui avait apparu quelques
instants après sa mort.
Elle se montre gaie, satisfaite, n'exprime aucun regret. Cet état de béatitude, de calme disparaît tout
à coup et la malade présente des accès d'agitation d'une violence excessive.
Chez son frère, au contraire, le délire est intermittent, il passe, parfois, plusieurs semaines dans un état
de calme parfait, pendant lequel le drame, auquel il a pris part, se déroule devant ses yeux avec toutes ses horreurs
; il ne sait à quoi attribuer un délire qu'il n'aurait subi que pendant quelques heures. Cette accalmie passée,
J... cesse de s'occuper, se met à genoux dans tous les coins. La nuit on le trouve étendu sur le plancher,
un chapelet roulé autour de son bras ; bientôt il refuse toute alimentation et il faut le nourrir à
la sonde. Il n'oppose à son introduction que peu de résistance, les yeux sont fixes et élevés
vers le ciel, le mutisme est complet.
Cette observation est une nouvelle confirmation : 1° de l'influence du milieu dans lequel on vit, sur la production
de la folie et plus spécialement du délire religieux ; aussi cette forme de délire est-elle très
commune en Bretagne, où tout ce qui touche à la religion et à la superstition est poussé jusqu'à
ses dernières limites ; 2° de l'influence contagieuse du délire religieux pour peu qu'il existe une prédisposition
héréditaire ; 3° de la transformation, chez le même sujet, du délire religieux, avec ses
béatitudes, en démonomanie avec ses terreurs.
On trouve encore dans les
Annales médico-psychologiques (4) une relation curieuse de folie communiquée,
ou délire à quatre, publiée par le docteur Martinenq, médecin de l'asile de Saint-Yon. Nous
nous contenterons de la mentionner.
C. Epidémies de délire religieux.
Le milieu, une fois constitué, comme nous venons de le dire, les prédisposés de tous genres, souvent
déjà en proie à une vésanie tranquille, qu'on peut désigner sous le nom de vésanie
latente, parce qu'on ne s'en est pas encore aperçu, suivent l'impulsion psychologique, si l'on a pas soin de disperser
les groupes plus ou moins compacts des délirants. Mais nulle part la contagion ne se manifeste d'une façon
plus précise, plus rapide, que dans les cas d'hystéropathie et de délire hystérique. Ajoutons
que les types morbides ont une grande ressemblance entre eux, non seulement dans le cours d'une épidémie donnée,
mais dans toutes les épidémies, à toutes les époques et dans tous les pays. Nulle forme n'est
également plus curable. C'est elle qui constitue le
substratum des histoires du moyen âge et de certaines
épidémies locales qui se sont produites chez tous les peuples, jusque dans les temps les plus modernes, et
c'est justement parce qu'il appartient à l'hystérie que ce délire religieux, tout systématique
qu'il puisse paraître, n'a, au point de vue pathologique pur, qu'une valeur secondaire. Tandis que, en effet, les
aliénés qui ont été contaminés, qui ont fait partie d'une épidémie grande
ou petite de délire religieux, sont obligés de demeurer longtemps dans les asiles avant l'effacement de la
vésanie ; le vésanique hystérique, ou la vésanique hystérique s'améliore rapidement
sous l'influence de l'isolement, de l'hydrothérapie ou d'une alimentation convenable. Mais l'intervention de l'autorité
est ici plus indispensable encore que dans les autres vésanies, et c'est à elle que les gens sensés
ont dû recourir, quelle que fût l'époque de l'épidémie, pour l'enrayer. Ne se rappelle-t-on
pas le distique de Voltaire, à propos de la fermeture du cimetière de Saint-Médard, ordonné
en 1732 :
De par le roi, défense à Dieu
D'opérer miracle en ce lieu.
Au point de vue historique et pathologique, cette étude des contagions épidémiques ne laisse rien à
désirer quand on se reporte aux publications de l'Ecole de la Salpêtrière. Toutes les épidémies
choréiformes, celles des possessions démoniaques, celles des convulsionnaires et des extatiques ont été
amplement décrites par M. Paul Richer, aux chapitres de son livre qui traitent de l'hystérie dans l'histoire
et de l'hystérie dans l'art (5). MM. Charcot et Richer ont, en outre, publié, comme complément, un
autre livre spécial, qui a pour titre : les
Démonomaniaques et les extatiques dans l'art (6). De nos
jours, il arrive encore que, sous des influences identiques, on assiste à un début de semblables épidémies,
et il n'y a pas longtemps que M. Baratoux en décrivait les premiers rudiments dans le
Progrès médical.
Enfin, les annales de médecine légale montrent que fréquemment la contagion aurait pu dégénérer
en une véritable épidémie, si des arrestations, motivées par des homicides ou des suicides,
n'étaient venues y mettre fin.
Si nous nous proposions d'écrire un chapitre complet de médecine légale, nous devrions nous livrer
à l'étude de la
folie simulée et à celle de la
folie dissimulée. Mais,
comme ce n'est pas à l'aide du délire religieux ou des idées religieuses délirantes que l'on
arrive, le plus généralement, au diagnostic médico-légal ; comme ce sont tous les caractères
que nous avons essayé de mettre en relief qui servent bien plus au diagnostic que la couleur et le texte du délire
; enfin, comme nous avons établi qu'il fallait toujours remonter à la nature de la maladie, la solution de
ces deux questions de médecine légale, traitées de ce point de vue, constituerait un double emploi
; le médecin doit appliquer à chaque cas particulier les connaissances pathologiques qu'il a pu acquérir
en clinique.
(1) Jahrgang, XV, n° 10.
(2) Loc. cit., obs. I, p. 15.
(3) Annales méd.-psych., juillet 1887, n°1.
(4) Année 1887, t. VI, p. 383.
(5) Loc. cit., p. 799 à 954. Chorée épidémique du moyen âge. Danse de Saint-Guy.
Epidémies de possession démoniaque. Possédées d'Alemagne, 1550-1560. Possession
des filles de Sainte-Ursule à Aix, 1609-1511. Possession des Ursulines de Loudun, 1632-1639. Possession
de Louviers, 1642. Hystéro-démonopathie de Morzines (Haute-Savoie), 1861. Hystéro-démonopathie
de Verzénis dans le Frioul (Italie), 1878.
Possédées de Plédran, 1881 (environs de Saint-Brieuc), Dr. Baratoux, in Progrès médical.
Possédées de Jaca (Espagne), 1881.
Convulsionnaires de Saint-Médard, 1731.
Voy. également L.-F. Alfred Maury (de l'Institut), la Magie et l'astrologie dans l'antiquité et le moyen
âge, Paris, 1877.
Voy. Ernest Bersot (membre de l'Institu), Mesmer et le magnétisme animal, Paris, 1879.
Voy. le livre Histoire des miraculés et des convulsionnaires de Saint-Médard par P.-F. Mathieu, Paris,
1864, dans lequel l'auteur attribue une partie des phénomènes observés à l'influence des esprits.
(6) Paris, 1887