DUPAIN


ETUDE CLINIQUE SUR LE DELIRE RELIGIEUX

(ESSAI DE SEMEIOLOGIE)

(1888)





§ II. – MEDECINE LEGALE SOCIALE

B. – Contagions du délire religieux.


Ce que nous venons de dire à propos des illuminés fondateurs de religions nous dispense de longs développements sur les contagions du délire religieux. Mais il y a lieu d'observer deux espèces de contagions : la contagion des gens qui ne se connaissent pas, dans laquelle l'induction de la folie, pour ainsi parler, est déterminée par le réveil d'une prédisposition maladive. Cette contamination exige un certain temps avant de se produire. C'est, par exemple, ce qui se passe dans les prédications, dans les cas de folies hystériques, de convulsionnaires, de sectaires, etc. L'autre cas se déclare dans un milieu plus étroit, et se divise elle-même en deux catégories : ou bien elle s'attaque aux personnes qui environnent le malade sans lui être alliées, et ici il faut faut tenir compte de l'épuisement du système nerveux par la fatigue, chez des gagistes souvent prédisposés eux-mêmes, ou bien la personne qui suit l'impulsion délirante appartient à la même famille que l'aliéné ; par conséquent l'hérédité intervient.
A plus forte raison quand il s'agit de jumeaux (folie gémellaire) ; mais il est douteux qu'un individu absolument sain d'esprit devienne brusquement aliéné parce qu'il assiste à l'explosion d'un délire. Et, dans tous les cas, l'homologie du délire n'est point un fait constant. Par conséquent le délire religieux ne se transmet pas sous la même forme et n'a pas ici l'importance qu'on pourrait être tenté de lui attribuer.
Nous trouvons dans Ville, Ueber inducirtes Irresein, Correspondenzblatt für Schweizer Aerzte (1), l'observation d'une jeune fille de vingt-cinq ans, en proie à une mélancolie agitée de couleur religieuse qui communiqua sa folie à sa mère qui la soignait.
Voici un premier exemple de contagion. Un enfant faible, d'esprit timide imite les actes délirants de sa mère et se croit comme elle, possédée de l'esprit malin.


OBSERVATION CXXVIII. – (Dr. Legrain) (2).

CONTAGION DE POSSESSION DIABOLIQUE. – LE FILS IMITE LA MERE.

Mme P... est une dégénérée, débile, portant de nombreux stigmates physiques. Depuis un an, elle s'occupe de spiritisme, et croit à la réalité des esprits, ainsi qu'à leur intervention dans la vie des hommes. Vivement impressionnée par les expériences auxquelles elle assistait, elle s'est imaginée, il y a quelques mois, qu'elle était possédée par un esprit malin.
Ses membres sont agités de mouvements bizarres, rappelant les contorsions des convulsionnaires; ses mouvements sont essentiellement automatiques et la malade n'y peut rien. D'autres fois, le visage est grimaçant ; d'autres fois encore, les mouvements sont accompagnés de sons laryngés, sans aucune signification. La malade interprète ses mouvements irrésistibles en disant que c'est l'esprit malin qui la pousse à agir ainsi. La double personnalité est frappante : "C'est l'esprit qui me tord, dit-elle, je ne puis l'empêcher." Elle est surprise au milieu de la conversation par une série de mouvements, et elle dit immédiatement : "Voyez-vous, c'est l'esprit." Les centres cérébraux interviennement aussi ; elle accompagne souvent sa mimique convulsive de l'émission de certains mots, toujours les mêmes : "Je vous hais, je hais Dieu, je vous hais tous," puis elle ajoute : "Ce n'est pas moi qui vous dis cela, c'est l'esprit qui parle, vous comprenez bien que je ne suis pas capable de dire ces choses-là : moi, je vous aime." Et d'autres fois : "Vous avez beau faire, vous ne m'empêcherez pas de le posséder."
Les centres corticaux postérieurs sont encore intervenus, quand l'esprit l'a poussée, malgré elle, à la recherche d'un homme, le premier venu, pour se livrer à lui. Elle ne l'a pas fait, mais elle a dû lutter. En passant dans la rue près d'un homme, elle disait à haute voix : "Voilà ton affaire." C'est l'esprit qui parlait ; elle se révoltait et ne se livrait pas.
Cette malade a un enfant de douze ans, également débile, vivant avec elle, et à qui elle a communiqué ses idées délirantes.
Celui-ci, usant d'imitation, se croit également possédé, et se livre à des contorsions grotesques rappelant celles de sa mère dont il répète aussi les paroles. Il y a là un phénomène de contagion bien connu dans l'histoire des convulsionnaires.
Chez cet enfant les troubles sont beaucoup moins profonds que chez la mère. Quelques jours de présence à l'asile ont suffi pour lui faire abandonner à peu près complètement ses idées délirantes. La mère a guéri également en quelques semaines.

Il arrive trop souvent malheureusement que les violences graves et le meurtre soient la terminaison des contagions religieuses, surtout lorsque les troubles nerveux sont mis sur le compte du diable.
Nous empruntons aux Annales médico-psychologiques l'observation suivante.


OBSERVATION CXXIX. – (Asile de Levellec) (Dr. Taguet)

UN CAS DE FOLIE RELIGIEUSE A CINQ (3).

MERE ET QUATRE DE SES ENFANTS (DEUX FILLES ET DEUX GARCONS). –
ENFANTS D'UNE INTELLIGENCE PEU DEVELOPPEE. – EXALTATION RELIGIEUSE. –
UNE DES FILLES HALLUCINEE DE LA VUE EST PRISE D'IDEES DE POSSESSION DEMONIAQUE. – ELLE EST TUEE PAR SES FRERES ET SA SOEUR A L'AIDE D'UN MAILLET. –
MORT DE L'AINEE CINQ JOURS APRES. –
CONTINUATION DU DELIRE MYSTIQUE CHEZ LES SURVIVANTS.
Au mois de novembre dernier, la famille J... se composait de la mère, de deux filles et de trois garçons, dont le plus jeune, élève au grand séminaire de Vannes, n'assistait pas au drame que nous allons décrire sommairement. Le père est mort, il y a quelques années, emporté par une apoplexie cérébrale : un frère et ses deux enfants aliénés.
Elevés dans un milieu où les pratiques religieuses sont conservées dans toute leur intégrité, les enfants J..., d'une intelligence peu developpée, ne tardèrent pas à tomber dans une piété exagérée, en même temps qu'ils devenaient la frayeur de leurs voisins par leur colère et leur comportement. L'aîné de la famille, Ange, donna, le premier, les signes d'une véritable exaltation religieuse, négligeant son état de meunier, passant tout son temps en prières, ne prenant que très peu de nourriture. A leur tour, sa mère, son frère et sa soeur tombèrent dans les mêmes excès. Un de leurs voisins, étant entré, un jour, au moulin, les avait trouvés tous les trois à genoux, la face contre terre ; Ange s'était levé et l'avait obligé, sous peine de mort, à prier avec eux. On ajouta peu d'importance au danger que la famille J... faisait courir au voisinage, aussi put-elle continuer, sans être inquiétée, ses pratiques religieuses. Sur ces entrefaîtes arrive au moulin Esther, la plus jeune des filles J..., qui venait de passer quelques semaines chez un de ses oncles. On l'aimait peu dans la famille, on l'accusait d'être jolie, coquette, d'être recherchée en mariage ; de là à la considérer comme un suppot du démon, il n'y avait qu'un pas, il fut vite franchi. Dès le lendemain de son retour, elle tombait elle-même dans le même état de mysticisme que son entourage. Ce fut elle qui, la première, vit la sainte Vierge, nous dit sa soeur aînée. Elle déclare bientôt qu'elle ne peut plus prier, qu'elle est possédée du démon. Dès ce moment, sa mort fut résolue par Ange, qui, seul, semble avoir joué ici un rôle réellement actif. La nuit s'était passée en prière, il était près de sept heures du matin, lorsque Esther J..., sur l'ordre de son frère, se mit à genoux, laissant tomber sa tête sur un banc : "Tu vas renoncer, disait Ange, au démon, à ses oeuvres et à ses pompes. Tuez-moi, répondait la malheureuse fille, je mérite la mort." Ange ordonna à sa soeur d'aller chercher une de ces grosses épingles dont les femmes de la Bretagne attachent leurs fichus à la collerette, en même temps il mettait un maillet entre les mains de son frère. Après avoir mis deux clefs en croix sur la tempe gauche de la victime qui ne faisait aucun mouvement, il donna l'ordre de frapper. La mort semble avoir été instantanée. Tous les trois s'acharnent sur le cadavre ; pendant que sa soeur lui traverse le cou, la cuisse, les pieds et les mains avec sa longue épingle, Ange pratique trois ouvertures avec un vilbrequin pour donner passage au démon.
La mère avait assisté en priant à cette scène sauvage ; tout à coup Ange et sa soeur s'étaient jetés sur elle pour l'étrangler, leur frère fut assez heureux pour leur faire lâcher prise. Aucun des deux n'a pu donner un mobile à leur tentative d'assassinat sur leur mère.
Encore un peu de temps, vous ne verrez plus, encore un peu de temps et vous me reverrez, avait dit Ange à son frère et à sa soeur, et il était sorti armé d'une hache. Il était entré dans la première maison qui s'était présentée à lui, avait obligé les habitants à se lever, et pendant qu'ils priaient à genoux, sous la hache qu'il brandissait sur leur têtes, un enfant vint jeter l'alarme au village. Ange se laissa prendre sans opposer aucune résistance. Au même moment le facteur de Mauroux étant entré au moulin avait relevé la mère J..., gisante près du feu ; dans une pièce voisine, le frère et la soeur récitaient leur chapelet à haute voix.
Ange succombait cinq jours après à la prison de Ploërmel, pendant que son frère et sa soeur étaient sequestrés à l'asile des aliénés ; la mère, trop faible pour supporter le voyage, était restée sous la garde de son dernier fils, qui, nous l'avons dit, était absent au moment de ce drame.

M. le docteur Taguet ajoute les considérations suivantes :
Contrairement à ce qui se produit dans les autres formes de la folie, le délire des persécutions, par exemple, la perpétration du crime n'a amené aucune détente dans le délire de la fille J..., les hallucinations sont persistantes, la sainte Vierge continue à lui apparaître, à l'inspirer, à lui donner des ordres ; elle lui a appris que sa soeur Esther est ressuscitée, elle-même lui avait apparu quelques instants après sa mort.
Elle se montre gaie, satisfaite, n'exprime aucun regret. Cet état de béatitude, de calme disparaît tout à coup et la malade présente des accès d'agitation d'une violence excessive.
Chez son frère, au contraire, le délire est intermittent, il passe, parfois, plusieurs semaines dans un état de calme parfait, pendant lequel le drame, auquel il a pris part, se déroule devant ses yeux avec toutes ses horreurs ; il ne sait à quoi attribuer un délire qu'il n'aurait subi que pendant quelques heures. Cette accalmie passée, J... cesse de s'occuper, se met à genoux dans tous les coins. La nuit on le trouve étendu sur le plancher, un chapelet roulé autour de son bras ; bientôt il refuse toute alimentation et il faut le nourrir à la sonde. Il n'oppose à son introduction que peu de résistance, les yeux sont fixes et élevés vers le ciel, le mutisme est complet.
Cette observation est une nouvelle confirmation : 1° de l'influence du milieu dans lequel on vit, sur la production de la folie et plus spécialement du délire religieux ; aussi cette forme de délire est-elle très commune en Bretagne, où tout ce qui touche à la religion et à la superstition est poussé jusqu'à ses dernières limites ; 2° de l'influence contagieuse du délire religieux pour peu qu'il existe une prédisposition héréditaire ; 3° de la transformation, chez le même sujet, du délire religieux, avec ses béatitudes, en démonomanie avec ses terreurs.

On trouve encore dans les Annales médico-psychologiques (4) une relation curieuse de folie communiquée, ou délire à quatre, publiée par le docteur Martinenq, médecin de l'asile de Saint-Yon. Nous nous contenterons de la mentionner.


C. Epidémies de délire religieux.

Le milieu, une fois constitué, comme nous venons de le dire, les prédisposés de tous genres, souvent déjà en proie à une vésanie tranquille, qu'on peut désigner sous le nom de vésanie latente, parce qu'on ne s'en est pas encore aperçu, suivent l'impulsion psychologique, si l'on a pas soin de disperser les groupes plus ou moins compacts des délirants. Mais nulle part la contagion ne se manifeste d'une façon plus précise, plus rapide, que dans les cas d'hystéropathie et de délire hystérique. Ajoutons que les types morbides ont une grande ressemblance entre eux, non seulement dans le cours d'une épidémie donnée, mais dans toutes les épidémies, à toutes les époques et dans tous les pays. Nulle forme n'est également plus curable. C'est elle qui constitue le substratum des histoires du moyen âge et de certaines épidémies locales qui se sont produites chez tous les peuples, jusque dans les temps les plus modernes, et c'est justement parce qu'il appartient à l'hystérie que ce délire religieux, tout systématique qu'il puisse paraître, n'a, au point de vue pathologique pur, qu'une valeur secondaire. Tandis que, en effet, les aliénés qui ont été contaminés, qui ont fait partie d'une épidémie grande ou petite de délire religieux, sont obligés de demeurer longtemps dans les asiles avant l'effacement de la vésanie ; le vésanique hystérique, ou la vésanique hystérique s'améliore rapidement sous l'influence de l'isolement, de l'hydrothérapie ou d'une alimentation convenable. Mais l'intervention de l'autorité est ici plus indispensable encore que dans les autres vésanies, et c'est à elle que les gens sensés ont dû recourir, quelle que fût l'époque de l'épidémie, pour l'enrayer. Ne se rappelle-t-on pas le distique de Voltaire, à propos de la fermeture du cimetière de Saint-Médard, ordonné en 1732 :
De par le roi, défense à Dieu
D'opérer miracle en ce lieu.

Au point de vue historique et pathologique, cette étude des contagions épidémiques ne laisse rien à désirer quand on se reporte aux publications de l'Ecole de la Salpêtrière. Toutes les épidémies choréiformes, celles des possessions démoniaques, celles des convulsionnaires et des extatiques ont été amplement décrites par M. Paul Richer, aux chapitres de son livre qui traitent de l'hystérie dans l'histoire et de l'hystérie dans l'art (5). MM. Charcot et Richer ont, en outre, publié, comme complément, un autre livre spécial, qui a pour titre : les Démonomaniaques et les extatiques dans l'art (6). De nos jours, il arrive encore que, sous des influences identiques, on assiste à un début de semblables épidémies, et il n'y a pas longtemps que M. Baratoux en décrivait les premiers rudiments dans le Progrès médical. Enfin, les annales de médecine légale montrent que fréquemment la contagion aurait pu dégénérer en une véritable épidémie, si des arrestations, motivées par des homicides ou des suicides, n'étaient venues y mettre fin.

Si nous nous proposions d'écrire un chapitre complet de médecine légale, nous devrions nous livrer à l'étude de la folie simulée et à celle de la folie dissimulée. Mais, comme ce n'est pas à l'aide du délire religieux ou des idées religieuses délirantes que l'on arrive, le plus généralement, au diagnostic médico-légal ; comme ce sont tous les caractères que nous avons essayé de mettre en relief qui servent bien plus au diagnostic que la couleur et le texte du délire ; enfin, comme nous avons établi qu'il fallait toujours remonter à la nature de la maladie, la solution de ces deux questions de médecine légale, traitées de ce point de vue, constituerait un double emploi ; le médecin doit appliquer à chaque cas particulier les connaissances pathologiques qu'il a pu acquérir en clinique.



(1) Jahrgang, XV, n° 10.
(2) Loc. cit., obs. I, p. 15.
(3) Annales méd.-psych., juillet 1887, n°1.
(4) Année 1887, t. VI, p. 383.
(5) Loc. cit., p. 799 à 954. – Chorée épidémique du moyen âge. Danse de Saint-Guy.
Epidémies de possession démoniaque. Possédées d'Alemagne, 1550-1560. – Possession des filles de Sainte-Ursule à Aix, 1609-1511. – Possession des Ursulines de Loudun, 1632-1639. – Possession de Louviers, 1642. – Hystéro-démonopathie de Morzines (Haute-Savoie), 1861. – Hystéro-démonopathie de Verzénis dans le Frioul (Italie), 1878.
Possédées de Plédran, 1881 (environs de Saint-Brieuc), Dr. Baratoux, in Progrès médical.
Possédées de Jaca (Espagne), 1881.
Convulsionnaires de Saint-Médard, 1731.
Voy. également L.-F. Alfred Maury (de l'Institut), la Magie et l'astrologie dans l'antiquité et le moyen âge, Paris, 1877.
Voy. Ernest Bersot (membre de l'Institu), Mesmer et le magnétisme animal, Paris, 1879.
Voy. le livre Histoire des miraculés et des convulsionnaires de Saint-Médard par P.-F. Mathieu, Paris, 1864, dans lequel l'auteur attribue une partie des phénomènes observés à l'influence des esprits.
(6) Paris, 1887


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