CELSE DE LA MEDECINE Livre III |
XVIII. Je viens d'exposer le traitement des fièvres ; mais elles se compliquent d'autres affections, et je vais parler immédiatement de celles auxquelles on ne saurait assigner de siège bien déterminé. Je commencerai
par le délire, et je traiterai d'abord de la forme aigüe et fébrile que les Grecs appellent frénésie. Avant tout, il faut savoir que dans certains accès les malades extravaguent et tiennent des propos hors
de sens ; ce signe a de la gravité, et ne peut exister sans une fièvre intense : cependant il n'a pas toujours des conséquences funestes, parce qu'en général il est de courte durée, et que l'intelligence redevient
libre dès que la première violence du mal est passée. Il n'est pas besoin dans ce cas d'autres remèdes que de ceux indiqués pour guérir la fièvre. Mais il y a frénésie déclarée
lorsqu'il y a continuité dans le délire, ou que le malade, sans perdre encore l'usage de sa raison, accueille pourtant des idées chimériques ; la frénésie est complète quand l'esprit est dominé par
ces vaines imaginations. Les caractères qu'elle présente sont du reste assez variés. On voit des phrénétiques montrer de la gaieté, d'autres de la tristesse ; ceux-ci, faciles à contenir, n'extravaguent
que dans leurs discours ; ceux-là s'agitent violemment et font des gestes désordonnés ; parmi ces derniers il en est qui cèdent aveuglément à
l'impulsion du mal, tandis que certains autres, employant l'artifice, savent sous les dehors de la raison préparer les occasions favorables à leurs mauvais dessins, et ne se trahissent que dans l'éxécution. Pour
ceux dont le délire ne s'exhale qu'en paroles, ou qui sont faiblement agités, il est inutile d'en venir aux moyens coercitifs ; mais il convient d'attacher ceux qui témoignent plus d'emportement, et de les mettre hors d'état
de se nuire à eux-mêmes, ou de nuire à ceux qui les entourent. On ne doit pas croire sur parole un frénétique enchaîné, qui pour se débarasser de ses liens veut exciter la compassion par des
discours bien suivis, car c'est là une ruse familière aux insensés. Chez les anciens ces malades étaient presque toujours tenus dans les ténèbres, parce que, d'après eux, les frénétiques
ne devaient rien voir qui pût devenir pour eux un sujet de terreur, et que l'obscurité
leur paraissait aussi contribuer au repos de l'esprit. Asclépiade au contraire, regardant les ténèbres elles-mêmes comme une cause d'épouvante, voulait qu'on les laissât constamment jouir de la lumière.
Ces deux manières d'agir sont trop absolues ; car il est des malades que la lumière agite davantage, d'autres aussi qui semblent ne recevoir aucune impression du jour ou de la nuit. Ce qu'il y a de mieux à faire,
c'est d'éprouver
l'une et l'autre méthode, de rendre à la lumière celui qui redoute l'obscurité, et de tenir dans les ténèbres celui que la clarté épouvante. Mais lorsque le malade demeure à cet
égard dans une complète indifférence, on doit préférer pour lui, s'il a conservé
ses forces, un endroit éclairé, et un séjour obscur s'il est trop affaibli. Administrer des remèdes au plus fort du délire est chose vaine, attendu que la fièvre s'accroît alors en même temps. On
doit se borner, dans ce cas, à contenir le malade ; puis on s'avise ensuite aux moyens de traitement, dès que son état le permet. Asclépiade a également avancé qu'on tuait les frénétiques en leur
tirant du sang ; et il donne pour raison que le délire étant toujours accompagné d'une fièvre intense, la saignée n'est convenable qu'au moment de la rémission. Mais lui-même cherchait dans cette situation à favoriser
le sommeil par des frictions répétées ; et cependant l'ardeur de la fièvre est un obstacle au sommeil, et les frictions ne sont jamais utiles qu'au déclin des accès : par conséquent il devait aussi les
proscrire. Que faire donc ? Il est permis, quand le péril est pressant, d'appeler à son aide les ressources qu'on devrait s'interdire en d'autres circonstances. La fièvre continue, par exemple, qui n'offre pas de rémission,
a néanmoins des instants où elle cesse de croître ; et, sans être favorables, ces instants sont encore les meilleurs pour l'administration des remèdes. Il convient donc, lorsque les forces du malade ne s'y refusent pas,
de pratiquer la saignée, et l'on doit moins hésiter encore à ordonner des lavements. Après un jour d'intervalle, il faut raser la tête et la soumettre
à des fomentations faites avec une décoction de verveine ou d'autres plantes astringentes ; ou bien fomenter d'abord, raser ensuite, et renouveler les fomentations ; puis en dernier lieu répandre sur la tête de l'huile rosat,
qu'on fait entrer aussi dans les narines ; faire respirer de la rue pilée dans du vinaigre, et employer les remèdes convenables pour exciter l'éternuement. Ces divers moyens ne sont indiqués qu'autant que le malade n'est
pas affaibli ; car dans ce cas il faudrait seulement humecter la tête avec de l'huile rosat, en y ajoutant du serpolet ou d'autres substances semblables. Quel que soit l'état des forces, il est avantageux d'arroser la tête avec le
suc de morelle et de pariétaire, qu'on exprime en même temps. Au déclin de la fièvre, on peut faire usage des frictions ; mais si la frénésie est caractérisée par une joie trop vive, on doit y mettre
plus de ménagement que lorsqu'elle a pour expression une tristesse profonde. En traitant ces égarements de l'esprit, il est nécessaire de se plier aux diverses formes qu'ils présentent. Il y a chez les uns de vaines terreurs à dissiper
; témoin l'exemple de cet homme qu'agitait, malgré
ses richesses, la crainte de mourir de faim, et auquel on annonçait de temps à autre des successions imaginaires. Il y en a d'autres dont il faut maîtriser l'audace, et qu'on ne peut dompter que par des châtiments
physiques. C'est par la réprimande et la menace qu'on arrête parfois des éclats de rire insensés ; parfois aussi, pour arracher ces malades à leur mélancolie, on a recours à la musique, au son des
cymbales, et à d'autres moyens bruyants. En général il vaut mieux entrer dans leur folie que de la combattre ouvertement, et les ramener, par degrés et sans qu'ils s'en doutent, de la déraison à des
idées
plus saines. Dans certains cas, on doit tâcher de captiver leur attention : aux gens de lettre, par exemple, on fera des lectures, soit d'une manière correcte s'il y prennent plaisir, soit avec des incorrections calculées
s'ils en paraissent choqués, parce qu'en voulant les relever ils sont obligés déjà d'exercer leur jugement ; on peut même les contraindre à réciter les passages dont ils ont gardé le souvenir. Il
y a de ces frénétiques auxquels on a pu rendre le goût des aliments, en les plaçant à
table au milieu des convives. Chez tous ces malades le sommeil est aussi rare qu'il leur est nécessaire, puisque c'est à lui que la plupart d'entre eux doivent leur guérison. Pour les faire dormir, et remédier en même
temps au désordre de l'intelligence, on applique sur la tête l'onguent de safran mêlé
à celui d'iris. Si néanmoins l'insomnie persiste, on cherche à favoriser le sommeil en faisant boire au malade une décoction de pavot ou de jusquiame, en mettant sous son oreiller des pommes de mandragore, ou encore en appliquant
sur le front de l'amome ou de suc de sycaminum. Je trouve ce nom dans les auteurs ; mais comme les Grecs appellent συκάμινος le mûrier, qui ne fournit aucun suc, cela doit s'entendre
du suc recueilli sur un arbre qui croît en Egypte, et qu'on nomme sycomore. Souvent aussi on fait sur la tête et le visage des fomentations au moyen d'une éponge trempée dans une décoction d'écorce de pavots.
Asclépiade blâme encore ces remèdes, parce que dans bien des cas ils changent la frénésie en léthargie. Selon lui, le malade ne doit, le premier jour, ni boire, ni manger, ni dormir ; le soir, il accorde un peu
d'eau, et veut que l'on pratique des frictions avec la main, assez doucement toutefois, pour que la peau n'en conserve qu'une lègère empreinte ; le lendemain, même régime ; le soir, crème d'orge, eau pour boisson et
frictions nouvelles ; car c'est, dit-il, en insistant sur ce moyen qu'on obtient du sommeil. Il survient en effet quelquefois ; et même de l'aveu d'Asclépiade, il peut devenir léthargique quand les frictions sont portées trop
loin. Si néanmoins l'insomnie se prolonge, il faut s'adresser enfin aux médicaments dont je viens de parler ; mais ceux-ci n'exigent pas moins de réserve, car en voulant faire dormir le malade on s'expose à ne pouvoir plus
le tirer de son assoupissement. Le bruit de l'eau qui tombe près d'un tuyau placé près du malade, la gestation après le repas et pendant la nuit, et surtout le balancement d'un lit suspendu, sont aussi des moyens d'inviter
au sommeil. Si déjà le malade n'a pas été
saigné, si son intelligence est troublée, et s'il ne dort pas, il est encore utile de lui poser à
l'occiput des ventouses scarifiées, parce que ce remède, en diminuant la violence du mal, peut faciliter le retour du sommeil. Il faut savoir aussi régler l'alimentation : ne point donner trop de nourriture dans la crainte d'exciter
le délire, et ne pas imposer non plus un jeûne trop sévère qui pourrait amener la défaillance. Il faut s'en tenir à des aliments légers, à la crème d'orge principalement ; et pour boisson
se contenter d'eau miellée qu'on donne à la dose de trois verres, deux fois par jour en hiver, et quatre fois en été. |