SWEDENBORG


Histoire d'un visionnaire au XVIIIe siècle.

par le Dr. GILBERT BALLET


1899





• Avant-Propos.

• Chapitre I :

Première partie de la vie de Swedenborg. Ses parents. Son enfance. Son éducation. Phases littéraires et scientifiques de son existence (1688-1744).
• Chapitre II :
Deuxième partie de la vie de Swedenborg. Phase des visions et des extases. Relations avec les esprits et les anges. (1745-1772).
• Chapitre III :
Les oeuvres théosophiques de Swedenborg. Sa doctrine. Ses idées générales. Extraits de ses écrits.
• Chapitre IV :
Etude analytique des troubles psychiques chez Swedenborg.
• Chapitre V :
Signification nosologique des troubles mentaux de Swedenborg. Aperçu sur le mysticisme et les délires mystiques au point de vue clinique. La théomanie raisonnante.
• Conclusion.

BIBLIOGRAPHIE


Chapitre II : Deuxième partie de la vie de Swedenborg. Phase des visions et des extases. Relations avec les esprits et les anges. (1745-1772).

La deuxième partie de la vie de Swedenborg consitue en réalité une troisième phase de son existence, si l'on admet une phase littéraire et une phase scientifique antérieures. C'est elle qui nous intéresse surtout, car c'est la phase des visions, des extases, des relations avec les esprits et les anges. Elle débuta en apparence brusquement en 1745. Swedenborg résidait à Londres depuis quelques temps, lorsqu'il eut une vision qui allait orienter son esprit dans une direction toute nouvelle. "Je dînais très tard, raconte-t-il, dans mon auberge accoutumée, où je m'étais réservé une pièce, afin de pouvoir méditer en toute liberté sur des choses spirituelles. J'avais grand faim et je mangeais avec un vif appétit. Sur la fin de mon repas, je vis une sorte de brouillard se répandre sur mes yeux et le plancher de ma chambre se couvrir de hideux reptiles. J'en fus d'autant plus saisi que l'obscurité s'épaissit davantage. Toutefois elle s'évanouit bientôt et je vis distinctement un homme assis dans un des angles de l'appartement, au sein d'une vive et radieuse lumière. Les reptiles avaient disparu avec les ténèbres. J'étais seul, et vous pouvez vous figurer l'effroi qui me prit quand j'entendis l'homme, d'un ton bien propre à inspirer la frayeur, prononcer ces mots : "Ne mange pas tant". A ces mots, ma vue s'obscurcit de nouveau. Elle se rétablit toutefois peu à peu et je me vis seul dans ma chambre. Un peu consterné encore de tout ce que j'avais vu, je me rendis chez moi en toute hâte, sans dire un mot à qui que ce fût de ce qui m'était arrivé. Là, je me livrai à mes réflexions ; mais je compris ni comment cela pourrait avoir été l'effet du hasard, ni comment cela aurait été l'effet d'une cause naturelle quelconque. La nuit suivante, l'homme rayonnant de lumière m'apparut une seconde fois et me dit : "Je suis Dieu, le Seigneur, le Créateur et le Rédempteur ; je t'ai élu pour interpréter aux hommes le sens intérieur et spirituel des siantes Ecritures ; je te dicterai ce que tu devras écrire." Cette fois, je ne fus pas effrayé du tout, et la lumière dont l'homme était entouré, quoique très vive et très éclatante, ne fit aucune impression douloureuse sur mes yeux. Il était vêtu de pourpre et la vision dura environ un quart d'heure."
Cette vision impressionna vivement Swedenborg. Il considéra que les yeux "de son homme intérieur" venaient d'être ouverts et "rendus propres à regarder dans les cieux, dans le monde des esprits et dans les enfers". A partir de ce jour, il renonça, à ce qu'il affirme, à toute occupation profane pour ne plus travailler qu'à des choses spirituelles et se dévouer aux ordres qu'il avait reçu du Seigneur. Il devait lui arriver souvent dans la suite "de voir en plein jour ce qui se passait dans l'autre monde et de converser avec des anges et des esprits comme avec les hommes".
Profondément convaincu, dès ce moment, qu'il a reçu du ciel une mission providentielle avec des aptitudes spéciales à la remplir, il ne cessera plus d'affirmer cette mission toutes les fois que l'occasion s'en présentera. Il la proclamera à chaque passge de ses publications.
"Comme, d'après la divine miséricorde du Seigneur, écrira-t-il, les intérieurs qui appartiennent à mon esprit m'ont été ouverts, – et par ce moyen il m'a été donné de parler non seulement avec les Esprits et les Anges qui sont auprès des autres, mais aussi avec ceux qui sont auprès des autres, – ayant eu par conséquent le désir de savoir s'il y a d'autres terres, quelles sont ces terres, et quels en sont les habitants, il m'a été donné par le Seigneur de parler et de converser avec les Esprits et les Anges qui proviennent des autres terres, avec les uns pendant une semaine, et avec les autres pendant des mois, et d'être instruit par eux relativement aux terres qu'ils avaient habitées et près desquelles ils étaient, et à la vie, aux moeurs et au culte des habitants, et à diverses choses dignes d'être rapportées ; et puisqu'il m'a été donné de savoir de cette manière ces détails, il m'est permis de les décrire d'après ce que j'ai entendu et vu. Il faut qu'on sache que tous les Esprits et tous les Anges proviennent du Genre humain ; qu'ils sont près de leur terre et savent ce qu'il y a là ; et que par eux peut être instruit l'homme dont les intérieurs ont été ouverts de telle sorte qu'il puisse parler et converser avec eux ; car l'homme dans son essence est Esprit, et est avec les esprits quant à ses intérieurs ; celui donc à qui les intérieurs sont ouverts par le Seigneur peut parler avec eux, comme l'homme avec l'homme : cela m'a été accordé jusqu'à présent tous les jours depuis douze ans." (1)
Ailleurs, il attestera qu'il lui est donné d'avoir société avec les anges et aussi de parler avec ceux qui sont dans l'Enfer, "parfois continuellement depuis le matin jusqu'au soir, et ainsi d'être instruit au sujet du Ciel et de l'Enfer." Il proclamera que la chose lui a été accordée "afin que l'homme de l'Eglise ne persiste plus dans sa foi erronée sur la Résurrection au temps du jugement, sur l'état de l'âme jusqu'à cette époque, sur les Anges et sur le Diable."
Ou encore, après avoir énuméré un certain nombre de questions qui se posent ceux qui ont ce qui s'appelle la foi du faux, il écrira : "Afin que ceux qui pensent ainsi (comme ont coutume de le faire beaucoup d'hommes qui, d'après les connaissances mondaines qu'ils possèdent, passent pour érudits et savants) ne troublent plus et ne séduisent plus les simples de foi et de coeur, et n'introduisent plus d'infernales ténèbres au sujet de Dieu, au sujet du Ciel, de la vie éternelle et des autres croyances qui en dépendent, le Seigneur a ouvert les intérieurs qui appartiennent à mon esprit, et il m'a été ainsi donné de parler après leur mort avec tous ceux que j'avais connu dans la vie du corps, avec quelques-uns pendant des jours, avec quelques autres pendant des mois, avec d'autres pendant une année, et, enfin, avec un si grand nombre d'autres que je dirais peu si je l'évaluais à cent mille, parmi lesquels plusieurs étaient dans les cieux et plusieurs dans les enfers ; j'ai parlé aussi avec quelques-uns deux jours après leurs décès, et je leur racontais qu'à l'instant même on préparai leurs funérailles et leurs obsèques pour les enterrer ; à cela ils répondaient qu'on faisait bien de rejeter ce qui leur avait servi dans le monde pour le corps et pour ses fonctions, et ils voulaient que je disse qu'ils n'étaient pas morts, mais qu'ils vivaient hommes maintenant tout comme auparavant ; qu'ils étaient passés seulement d'un monde dans un autre et qu'ils ne savaient pas avoir rien perdu, puisqu'ils étaient dans un corps et dans les sensuels du corps comme auparavant, et aussi dans l'entendement et la volonté comme auparavant, et puisqu'ils avaient des pensées et des affections, des sensations et des désirs semblables à ceux qu'ils avaient eus dans le monde." (2)
Bien qu'il doive se complaire en lui-même, dans son commerce intime avec les esprits et les anges, et qu'il semble décidé à se faire une sorte de règle de dédaigner la polémique, Swedenborg admettra difficilement qu'on puisse douter de sa mission. S'il sort de sa réserve habituelle et prête accidentellement attention aux opinions que, de par le monde, on émettra à son sujet, ce ne sera pas pour discuter, ce sera pour affirmer son rôle ici-bas. Le 23 Septembre 1766, il écrira à son ami, le Prélat Oetinger, qui lui aura posé, dans une de ses lettres, des questions qu'il jugera indiscrètes : "Je puis affirmer, par les choses les plus saintes, que le Seigneur s'est manifesté à moi et qu'il m'a envoyé pour faire ce que je fais, ; qu'il a ouvert l'intérieur de mon intelligence qui est mon véritable esprit, afin que je voie les choses du monde spirituel et que j'entende ceux qui s'y trouvent. Pour que cela soit cru, il n'est plus besoin désormais de s'en rapporter à une affirmation ; quiconque a de l'intelligence peut s'en assurer par la lecture de mes écrits et surtout de l'Apocalypse révélée. Voilà mes témoins. Qui a su avant cela quelque chose sur le sens spirituel de la parole sainte ? Qui, du monde spirituel ? Qui, du ciel et de l'enfer, de la vie après la mort ? Ces choses et plusieurs seront-elles toujours cachées aux hommes ? Si elles sont dévoilées maintenant quelque part, c'est dans le sein de la nouvelle Eglise, qui est la nouvelle Jérusalem. Ceux qui en sont les savent ; les autres les sauront un jour ; mais tant qu'ils ne coiront pas, ils ne sauront pas." ()
En 1771, dans une lettre datée d'Amsterdam et adressée au landgrave de Hesse-Darmstadt, il sera plus explicite encore : "Le Seigneur notre sauveur avait prédit qu'il viendrait de nouveau dans le monde et qu'il y établirait une nouvelle Eglise. Il a fait cette prédiction dans l'Apocalypse, chapitres XXI et XXII, ainsi qu'en divers endroits des Evangélistes. Mais comme il ne peut venir de nouveau dans le monde en personne, il a été nécessaire qu'il le fît par le moyen d'un homme qui pût, non seulement recevoir dans son entendement la doctrine de cette nouvelle Eglise, mais encore la publier par l'impression ; et comme le Seigneur m'y avait préparé dès mon enfance, il s'est manifesté en personne devant moi, son serviteur, et m'a envoyé pour remplir cette fonction, ce qui a eu lieu en 1743. Ensuite, il a ouvert la vue de mon esprit, m'a accordé de voir les cieux et plusieurs de leurs merveilles, ainsi que les enfers, et de parler avec les anges et les esprits ; et cela continuellement depuis vingt-sept ans. J'atteste en toute vérité que la chose est ainsi. Cette faveur du Seigneur à mon égard n'a eu lieu qu'à cause de la nouvelle Eglise dont je viens de parler et dont la doctrine se trouve dans mes écrits..."

Nous montrerons plus loin, en parcourant l'oeuvre de Swedenborg, comment cette conviction, ou plutôt cette idée fixe, a donné naissance aux hallucinations les plus variées, aux illusions les plus singulières, aux rêveries les plus fantastiques. Mais avant d'entr'ouvrir les livres du célèbre voyant, il importe de raconter brièvement sa vie, depuis le jour où débuta, par la vision de Londres, la phase religieuse.
Cette vision fut en effet le signal d'un changement profond, non seulement de la vie mentale, mais de toute l'activité de Swedenborg. Préoccupé de son nouveau rôle plus encore qu'il ne l'avait été naguère de ses recherches scientifiques, il se décida brusquement, dès 1745, à laisser de côté tous les livres profanes et, moins de deux ans après, en 1747, il devait se démettre de ses fonctions publiques.
A la suite des incidents de Londres (4), il revint à Stockholm, mais il y séjourna peu et se réembarqua bientôt pour l'Angleterre où il allait faire paraître, de 1749 à 1756, le plus considérable de ses ouvrages, les Arcana Caelestia ou Mystère des Cieux (5). Parmi les oeuvres religieuses de Swedenborg, celle-ci tient une place spéciale, la plus importante : c'est le livre fondamental dont les autres ne sont pour la plupart que des extraits, des amplifications ou des commentaires. Les Arcana, écrits en latin, comme tous les livres théosophiques du voyant, sans nom d'auteur, d'éditeur, ni de ville, formèrent une publication en huit parties, de format in-4°. La traduction française qu'en a donné le Boys des Guays (de 1845 à 1848) se compose de seize volumes in-8°. Le succès de l'ouvrage fut grand et, malgré son prix élevé, on l'enlevera avec tant d'empressement qu'il n'en restera bientôt plus dans le commerce.
Dès 1745, Swedenborg avait commencé la rédaction de son journal intime qui s'appela d'abord Adversaria, puis Diarium spirituale (6). Ce journal, qui se termina en 1765 et ne devait être publié qu'en 1840, renferme sur l'auteur des documents pleins d'intérêt.
Au mois de Juillet 1756 après la publication des Arcana, Swedenborg vint passer quelque temps en Suède. Il arriva à Stockholm le 23 Juillet, c'est-à-dire le jour même où furent éxecutés, pour crime de conspiration, lecomte de Brahe et le baron de Horn. Il avait été très lié avec le comte de Brahe et il raconte dans son journal qu'il eut avec lui des relations après sa décapitation. "Brahe, dit-il, fut décapité à dix heures du matin, et il parla avec moi à dix heures du soir, douze heures après sa mort. Il fut avec moi à peu près sans interruption durant plusieurs jours." ()
Swedenborg assure que l'année suivante (1757), il fut témoin, en Suède, d'un événement qui ne fut autre que le Jugement dernier. Déjà, d'ailleurs, si l'on s'en rapporte à certains passages de ses écrits, il aurait assisté une première fois à un semblable événement en 1749. A supposer qu'on doive prendre au pied de la lettre les assertions de Swedenborg, nous ne serions point surpris, sachant ce que nous avons déjà appris et ce que nous verrons par la suite de son état mental, de la richesse, de la variété et du pittoresque de ses hallucinations, qu'il ait assisté en imagination au spectacle du jugment tel que nous avons pris l'habitude de nous le représenter d'après la lecture des livres sacrés. Nous n'avons pas, pour défendre le théosophe contre cette hypothèse, au demeurant très plausible, les mêmes raisons que les apologistes. Il faut reconnaître toutefois que quand Swedenborg parle du jugement dernier, il est bien possible qu'il fasse allusion, comme Matter le pense, non pas à la catastrophe physique que nous nous imaginons généralement, mais à un fait tout moral. Ç'a été la pensée du voyant que chaque Eglise a pris fin par un jugement, que l'Eglise actuelle devait elle aussi finir, pour faire place à la nouvelle, celle dont il fallait jeter les bases et qu'il allait appeler la nouvelle Jérusalem ; le jugement dernier dont il parle n'est peut-être, après tout, que l'annonce, par le Seigneur, de la fin de l'Eglise précédente et de l'avènement de la nouvelle. Mais combien cette question, qui a vivement préoccupé ceux qui ont écrit sur Swedenborg, a pour nous peu d'intérêt !
Toujours est-il qu'en 1758, le théosophe repartit pour Londres, afin d'y faire parapitre le Jugement dernier et la destruction de Babylone, 1 vol. in-4° (6). La même année, du reste, il donna successivement un traité sur la Nouvelle Jérsusalem et sa céleste doctrine (7), un autre sur le Cheval blanc (8), qui est l'interprétation d'un passage de l'Apocalypse, son livre, auquel nous ferons de nombreux emprunts, sur les Terres dans le monde solaire, enfin celui si curieux qui traite du Ciel, de ses merveilles et de l'enfer, d'après ce qui a été vu et entendu.
On voit que l'évolution qui s'est produite dans l'esprit de Swedenborg n'a pas diminué son activité si elle en a modifié l'orientation : le théosophe n'écrit pas moins que ne le faisait le savant et on resterait confondu de sa puissance de production si l'on ne constatait en le lisant la complaisance avec laquelle il se répète et se copie lui-même.
En 1759, Swedenborg quitta Londres pour rentrer dans son pays. C'est pendant le voyage, à Gothenbourg, qu'eut lieu l'incident merveilleux dont nous parlerons plus loin, et autour duquel on a fait plus de bruit qu'on répandu de lumière. Le voyant aurait été de cette ville témoin d'un incendie qui détruisait un des quartiers de Stockholm, et en aurait à cinquante lieu es de distance suivi les diverses péripéties.
Les deux années 1760 et 1761 se passèrent en Suède. Swedenborg semble, durant leur cours, s'être un peu détaché de ses préoccupations théosophiques. Il remplit tout à moins ses devoirs d'homme du onde et d'homme de cour ; il assista aux réunions de la Diète et y prononça plusieurs discours importants sur diverses réformes à réaliser et sur la nécessité pour le pays de préférer l'alliance française à l'alliance anglaise. Il y lut sur l'état des finances suédoises un rapport dont le comte de Hoepken, ancien ministre, fit le plus grand éloge dans une lettre adressée au général Tuxen.
Mais en 1762, après la clôture de la Diète, il émigra de nouveau et se rendit à Amsterdam, où il publia presque simultanément six ouvrages : La doctrine de la vie pour la nouvelle Jérusalem (9), la Doctrine sur le Seigneur, sur la foi, sur l'Ecriture sainte (10), Continuation sur le Jugement dernier et le monde spirituel, enfin la Sagesse angélique sur le divin amour et la divine sagesse (11). Il avait alors soixante-quinze ans. C'est en cette année qu'il eut, dit-on, la vision de la mise à mort du tsar Pierre III, au moment même où on assassinait ce souverain dans sa prison. L'anecdote est au moins douteuse, et Matter lui-même, qu'on ne peut accuser de scepticisme préconçu, la révoque en doute.
En 1764, il reparaît à Stockholm, mais il trouve la Suède en proie aux dissensions politiques et n'y fait qu'un court séjour. De retour à Amsterdam en 1765, il y publie son ouvrage sur l'Apocalypse révélée, où se trouvent dévoilées les choses mystérieuses qui y sont prédites et qui étaient demeurées cachées jusqu'à ce jour (12). Puis il va à Londres propager son livre et revient en Suède à la fin de 1766. il passe à Stockholm l'année 1767 et paraît y avoir repris contact avec le monde : il fait agrandir et embellir son habitation, qui était, semble-t-il, déjà somptueuse, et il reçoit de nombreuses visites.
On le revoit à Amsterdam en 1768 : il y fait paraître, en mettant cette fois, contrairement à ses habitudes, son nom sur le frontispice, deux volumes sur l'Amour conjugal (13) : le premier consacré à l'amour dans le mariage, le second, qui renferme des maximes un peu risquées à l'amour scortatoire ou illicite. Swedenborg, tout en y proclamant qu'il vaut mieux "allumer d'abord le flabeau de l'amour du sexe avec une épouse", y affirme cependant que cet amour ne peut pas sans dommage être empêché "de se produire en fornication" et que le commerce avec une maîtresse (le pellicat) "est préférable à un vague désir libidineux". Peu après l'amour conjugal, il donnait l'Exposé sommaire de la doctrine de la nouvelle Jérusalem (14).
Ce livre provoqua dans le clergé de Suède une vive émotion et fut le signal de persécutions dirigées contre son auteur. Le doyen de Gothenbourg, Ekebom, déclara l'ouvrage hérétique au plus haut degré et la doctrine qu'il renfermait socinienne sur les points les plus délicats. Swedenborg répondit aux attaques avec une certaine vivacité : il alla jusqu'à accuser Ekebom d'effronterie et d'impudeur. Mais les esprits, dans le monde religieux, étaient à ce moment montés contre lui : il s'en aperçut lorsqu'il reparut en Suède en 1769, après avoir traversé Paris, et fait à Londres un séjour de quelque temps pour y publier le Traité des rapports ou du commerce de l'âme avec le corps (15). A la Diète qui se tint cette année, quelques membres de l'ordre du clergé, au dire d'un des amis de Swedenborg, le conseiller Robsam, avaient formé le projet de demander sa mise en jugement pour cause d'aliénation permanente issue de ses révêries religieuses. L'évêque Filenius, son neveu par alliance, qui présidait temporairement l'ordre du clergé de Stockholm, proposa, vraisemblablement dans le but louable de protéger son parent de l'internement ou des foudres ecclésiastiques, la saisie, la mise sous séquestre et la révision des plus compromettants de ses écrits. La loi suédoise ne plaisantait pas sur les questions d'hétérodoxies, et elle punissait du banissement tout citoyen dont la doctrine n'était pas conforme à celle de la confession d'Augsbourg. Swedenborg courait donc des risques sérieux : en visionnaire convaincu, il ne s'en émut que médiocrement. Il répondit vertement à son neveu Filenius que sa proposition était "absurde", il négligea ce qu'il appelait les "clameurs des députés à l'assemblée cléricale de la Diète", et s'en remit au Seigneur du soin de défendre lui-même son Eglise.
La plainte contre les doctrines de Swedenborg fut renvoyée au chancelier de justice qui devait la présenter au conseil souverain ou au Sénat présidé par le roi. Avec Swedenborg étaient inculpés les Dr. Beyer et Rosen, membre du consistoire, qui avaient adopté ses idées. Frédéric-Adolphe demanda qu'on lui fît un exposé résumé de la doctrine du voyant ; finalement, comme il s'intéressait au personnage, il fit traîner l'affaire en longueur et elle n'eut pas de suite.
En août 1770, Swedenborg repartit pour Amsterdam. Il s'agissait d'y écrire et d'y publier celui de ses ouvrages qui devait être le dernier, et, coïncidence curieuse, résumer sa doctrine. La Vraie religion chrétienne (16) parut en 1771. Après sa publication, en août, le théosophe quitta la Hollande et se rendit à Londres où il allait bientôt terminer sa carrière.
Nous n'avons fait que résumer l'histoire de sa vie. Il eût été sans utilité, pour le but que nous poursuivons, d'en détailler les épisodes. Chemin faisant, nous en rappellerons d'ailleurs quelques-uns, qui sont de nature à nous intéresser plus particulièrement.
Mais il importe, avant d'aller plus loin et de conter les derniers moments de Swedenborg, de nous arrêter un instant sur son caractère, ses habitudes, sa manière de vivre.
Ce qui ressort surtout de ce qui précède, c'est la démonstration de la surprenante activité de cette homme, activité qui s'affirme dès la jeunesse, s'accuse dans l'âge mûr et persiste jusqu'à l'extrême vieillesse. A quatre-vingts ans passés, Swedenborg mène la même existence de labeur qu'à quarante ; il continue à écrire et à publier sans relâche jusqu'à la veille de sa mort. Il défend jusqu'au bout ses idées avec la même ardeur, la même fécondité, la même conviction, presque avec les mêmes ressources qu'au début. Si son intelligence a été entamée par les années, il n'y paraît pas ou il y paraît peu. En tout cas, l'énergie, la volonté n'ont pas faibli. Elles ont été soutenues, à la vérité, par une conviction arrêtée, qui avait pris chez le théosophe le caractère d'une véritable idée fixe et d'une croyance dont les détails étaient depuis longtemps stéréotypés.
Persuadé qu'une mission providentielle lui avait été départie, il a vécu la plus grande partie de sa vie comme hypnotisé par le rôle qu'il se croyait appelé à jouer.
D'un caractère doux, bienveillant, plutôt sociable, il n'a sans doute jamais affiché ou même laissé voir des sentiments de misanthropie. Christian Cuno, qui dirigeait à Amsterdam un commerce important, depuis qu'il avait quitté l'armée prussienne où il avait servi comme officier, était devenu son ami, et il en a laissé un portrait qui doit être très fidèle et mérite d'être reproduit. "C'était, nous dit-il (17), un homme un peu étrange, très affable, parlant le fra,çais et l'allemand, mais médiocrement, d'une politesse parfaite et d'une sainte vie. Il voyageait sans domestique, disant qu'il n'avait nul besoin d'aide, son ange étant toujours avec lui, lui parlant et lui tenant compagnie. Il voyait la société suédoise d'Amsterdam, respecté de tout le monde, même de ceux qui cachaient peu l'intention de se moquer de lui et de ses visions. Son regard imposait la réserve convenable. Occupant deux pièces dans une maison bourgeoise, il y donnait peu d'embarras à ses hôtes, se couchant à sept heures du soir, se levant à huit heures du matin ; entretenant son feu en hiver ; ne rentrant jamais sans rapporter quelque friandise aux enfants ; passant pour très riche, même aux yeux de ses éditeurs ; ne leur demandant jamais de comptes ; imprimant ses livres sur papier de luxe et en distribuant beaucoup d'exemplaires. Le digne gentilhomme, toujours sobre, se nourissait d'ordinaire de biscuit et de chocolat, prenant beaucoup de café, allait quelquefois au restaurant et dinaît chez tous ceux qui l'invitaient. Homme du monde, il parlait avec la même aisance à tous, grands et petits, faisait volontiers sa partie et était fort courtois avec les femmes." On sait, d'autre part, qu'il ne négligeait pas de remplir ses devoirs de membre de la diète.
Toutefois, s'il ne fuyait pas absolument la société, il ne paraît pas qu'il la recherchât beaucoup. En tout cas, au moins dans la seconde partie de sa vie, il n'eut, à proprement parler, ni foyer, ni famille. Ce n'est pas la faute des circonstances. Swedenborg avait des soeurs, des beaux-frères distingués et faisant figure dans le monde, des neveux et des nièces. De tous ces parents, il n'eut cure : on ne voit pas qu'il cherchât à s'en entourer dans les moments qu'il venait passer à Stockholm ; et c'est à des domestiques qu'en son absence il abandonnait la garde et la direction de sa maison. Il ne se maria jamais : on raconte qu'il eût consenti à épouser et même qu'il aima la belle Emerantia, fille de l'ingénieur Polhen, à laquelle Charles XII avait eu la pensée de le fiancer alors qu'il avait environ trente ans ; mais Emerantia en aimait un autre et ne répondit pas aux avances. Swedenborg conçut de son indifférence un profond chagrin et renonça à l'hyménée : il vécut à peu près chaste, bien qu'il paraisse avoir eu, au cours de ses voyages, de rares aventures. il se réserva pour l'autre monde, où il comptait trouver une grande dame suédoise, la comtesse de Gyllenborg, dont il avait eu la vision et que le ciel lui destinait.
Ainsi Swedenborg nous apparait comme un homme que séduisent peu les joies et les plaisirs du monde, et qui semble mettre toute sa satisfaction, après avoir rempli sommairement ses devoirs sociaux, à poursuivre la tâche que le Seigneur lui a départie.
Au mois de Juillet 1771, il quitta Amsterdam et se rendit à Londres, où il devait succomber au mois de Mars suivant. Que fit-il des derniers mois de sa vie ? Il semble les avoir encore employés à écrire ; l'Appendice à la vraie religion, qui fait partie de ses oeuvres posthumes, est vraisemblablement de cette époque, et le Dr. Messiter, son médecin, trouva après son décès des pages qu'il venait de rédiger.
Le 24 Décembre 1771, il eut un ictus : il resta pendant environ trois semaines dans un état qu'on a qualifé de léthargique, qui se dissipa, d'ailleurs, complètement, mais laissa à sa suite une légère paralysie avec quelques difficultés pour articuler les mots. Il ne semble pas qu'il se soit agit d'aphasie vraie ni que l'intelligence ait été profondément atteinte par ce premier incident.
Toutefois, son ami, le conseiller Springer, a raconté que, quelque temps avant sa mort, Swedenborg avait été momentanément privé de sa "vue spirituelle" et de sa faculté de communication avec le ciel et les anges ; ç'avait été pour lui l'occasion d'une grande souffrance morale. Mais cette "défaillance de l'illumination", comme dit le révérent Robert Hindmarsch, ne fut que très temporaire.
On a avancé que Swedenborg avait prédit le jour de sa mort : il aurait fait savoir à John Wesley, le chef des méthodistes, qui lui avait annoncé sa visite pour une date un peu éloignée, que cette visite serait sans objet, car il devait succomber le 29 Mars. Ce récit n'est vraisemblablement qu'une légende, arrangée après coup, comme tant d'autres.
Dans les derniers jours de sa vie, le voyant eu affaire aux mauvaire esprits qui vinrent le tourmenter. On l'entendit dans sa chambre protester et se plaindre ; et de vive voix, du reste, il confirma à plusieurs interlocuteurs les ennuis qu'il avait eus.
Il accepta avant de mourir les secours de la religion. Bien qu'il affirmât, à ce que raconte le ministre Férélius, ne pas avoir, comme citoyen de l'autre monde, besoin des sacrements, il consentit pourtant à les recevoir pour montrer la communauté qui existe entre l'Eglise de là-haut et celle d'ici-bas.
Jusqu'à la fin, il protesta de la véracité de ses écrits.
Il succomba le 29 Mars 1772. Aucun de ses parents ne l'assista à ses derniers moments. Sa famille, dont il eut d'ailleurs assez peu de souci, paraît l'avoir complètement oublié ou négligé ; il n'avait pas été prévenu de la mort d'une de ses soeurs, Mme Lundsedt, survenue quelques mois avant. Son dernier soupir fut reçu par un honnête barbier et sa femme, chez lesquels il logeait. Le 5 Avril, Filenius fit enterrer le corps dans le caveau du choeur de l'église suédoise d'Ulrique Eléonor.


Chapitre IV : Etude analytique des troubles psychiques de Swedenborg.

Mais les extraits qu'on vient de lire, comme des passages détachés d'une observation, ne donneraient qu'une idée fort superficielle et par trop imprécise de l'état mental de l'auteur, si nous ne nous attachions maintenant à grouper et à classer les éléments psychopathologiques qu'on y trouve.
Il est nécessaire de soumettre à l'analyse les conceptions étranges, les illusions singulières qui ont constitué la trame du roman morbide où ses complu le théosophe durant les trente dernières années de son existence.
A regarder les choses superficiellement, on pourrait penser que les rêveries maladives de l'âge mûr et de la vieillesse font contraste avec les idées positives et la tournure d'esprit scientifique de l'adolescence et de la jeunesse. En fait, il n'en est pas ainsi : toute le vie de Swedenborg s'est développée avec suite, et les croyances qui en ont marqué la dernière partie n'ont été que l'évolution logique et l'aboutissement des tendances et des anomalies de caractère du jeune âge.
Il faut regarder les choses sans parti pris, avec la même méthode, le même souci du fait, le même dédain du merveilleux qui nous guideraient si nous avions à résumer et à apprécier l'histoire d'un de ces nopmbreux inconnus que le monde ignore et que la clinique chaque jour soumet à notre observation.
La tendance qui porte naturellement les esprits à attribuer à des facultés extraordinaires les aberrations mentales de ceux qui ont tenu dans la société une grande place, rendu à leur pays de signalés services, ou jeté sur la science, l'art ou la philosophie un grand éclat, est après tout une tendance excusable, mais peu scientifique et aujourd'hui surrannée. Tous les biographes de Swedenborg, surtout les plus modernes n'y ont point échappé. Matter, notamment, l'un des plus documentés, des plus érudits et des plus consciencieux d'entre eux, incline manifestement vers le panégyrique au nom de la "science spéculative" qu'il oppose à la "science positive", le domaine du surnaturel ressortissant d'après lui à la première, tandis que "l'immense ensemble du naturel" ressortirait à la seconde.
A la vérité, les contemporains de Swedenborg l'ont, en général, jugé tout autrement. En Suède, beaucoup le tenaient pour "fou" le Dr. Beyer, qui a dressé une table analytique de ses oeuvres, partagea, au moins pendant un temps, cette manière de voir. On riait volontiers de ses visions : Christian Cuno, dont nous avons déjà parlé, et qui était devenu son ami, n'en accueillait pas le récit sans un certain scepticisme ironique. "J'accorderai même, lui écrivait-il, qu'il vous est permis d'être avec les anges du Monde des esprits en même temps qu'avec les hommes dans ce monde, et cela depuis vingt-cinq ans. Cependant, très cher ami, pourquoi ne pas convaincre le monde incrédule de la légitimité de votre vocation". Kant, qui s'occupa beaucoup de Swedenborg, rappelait à son propos le compliment que faisait son cocher à l'astronome Tycho-Brahé : "Vous pouvez être, monsieur, fort entendu dans les choses du ciel ; mais pour ce qui est de ce monde, vous n'y êtes qu'un fou." Et il ajoutait d'ailleurs : "Jadis, on brûlait de temps à autre les adeptes du monde spirituel ; il suffira désormais de les purger".
John Wesley, le chef des méthodistes, appréciait de la façon suivante les écrits de Swedenborg dans son journal, en 1770 : "Je me suis mis à lire les écrits du baron de Swedenborg et à y réfléchir sérieusement. J'ai commencé cette lecture avec beaucoup e prévention en sa faveur, sachant que c'était un homme pieux, d'un grand entendement, de beaucoup d'instruction et d'une foi vive. Je fus pourtant bien détrompé. Il suffit de connaître une seule de ses visions pour se mettre hors de doute sur son vrai caractère. C'est un des fous les plus ingénieux, les plus agréables, les plus amusants qui aient jamais mis la main à la plume. Ce sont des rêves à dormir debout, mais si extravagants, faisant si complètement divorce avec l'écriture et le bon sens, que l'on pourrait avaler aussi franchement les contes du Petit Poucet ou de Jack le destructeur de géants." (18)
Klopstock tourna le théosophe en dérision ; Wieland le traita avec plus de déférence, mais sans ajouter foi à ses visions ; Goethe se contenta de le mettre en scène et il l'eut en vue quand il créa dans Faust le personnage qu'il appelle Pater Seraphicus. Bref, Swedenborg apparut aux penseurs et aux écrivains de son temps plutôt comme un excentrique et un illuminé que comme un esprit doué de facultés extraordinaires.
C'est bien ainsi qu'il faut le considérer. Renan, avec son ingénuité fine et son scepticisme bon enfant, remarquait qu'il est difficile de croire aux miracles, car de nos jours on n'en voit plus : de même, on ne peut supposer chez ceux dont l'histoire nous a transmis les illuminations et les visions étranges, des aptitudes spéciales et des facultés qui les distingueraient des autres hommes, car de pareilles aptitudes et de semblables facultés n'ont jamais été positivement constatées. Au contraire, ces illuminations et ces visions ont une étroite ressemblance avec les phénomènes pathologiques que l'observation chaque jour nous montre, ce qui oblige, en saine logique, à les considérer comme de même nature que ces derniers.
Revenons à l'oeuvre et à la vie de Swedenborg et cherchons à analyser et à classer les manifestations morbides qui s'y rencontrent.

Les HALLUCINATIONS y tiennent la première place, la grande place. Les idées du théosophe sur l'univers, sur ses habitants, sur les anges et les esprits qui peuplent les terres et les planètes, semblent dériver des troubles psycho-sensoriels qui ont dominé sa vie mentale : en tout cas, elles ont des rapports étroits avec ces troubles. C'est un problème de psychologie morbide toujours délicat et souvent difficilement soluble que celui qui consiste à préciser l'ordre de subordination des phénomènes pathologiques que l'observation décèle : le délire ou les conceptions erronées qui s'en rapprochent sont-ils, d'habitude, cause ou effet des hallucinations qui les accompagnent ? Une observation sommaire conduirait à penser que le plus souvent les troubles psych-sensoriels commandent les idées délirantes : il semble en être ainsi, par exemple, dans les délires toxiques. Mais sauf ce cas, lui-même discutable, qu'elles servent ou non d'aliment aux idées fausses, les hallucinations sont plutôt un résultat qu'une cause : chez les persécutés, par exemple, l'inquiétude, le soupçon, les interprétations erronées précèdent, et souvent de longtemps, les hallucinations de la sensibilité générale et de l'ouïe qui, lorsqu'elles apparaissent, ne font que révéler ou accuser un trouble mental sourdement et insidieusement développé, et dont l'évolution est déjà avancée ; dans l'hystérie elle-même, les hallucinations visuelles si caractéristiques traduisent un rêve dont un événement extérieur, une impression ou une émotion pénible ont été la cause occasionnelle. Chez les délirants mystiques, la subordination des phénomènes psych-sensoriels à un trouble mental antérieur et sous-jacent n'est pas moins évidente.
Ce serait donc risquer une interprétation erronée que d'attribuer les idées théosophiques de Swedenborg aux hallucinations dont il a été, pendant trente années, le jouet. Tout autorise, au contraire, à penser que ces hallucinations, y compris la première, celle de Londres, ont été précédées d'une longue période d'incubation pendant laquelle les dispositions mystiques du théosophe se sont organisées et développées. A défaut d'observations directes, on doit, à cet égard, se borner à des conjectures : toutefois, ces conjectures ne sont pas sans point d'appui. La vision de Londres eut lieu au cours de l'année 1745, or, dès le commencement de cette même année, Swedenborg avait fait paraître en Angleterre un ouvrage en deux volumes, De cultu et amore Dei, où se trouvait le germe des idées qu'il devait s'attacher à développer pendant le reste de sa carrière. Matter, son biographe, proteste contre l'idée que la métamorphose religieuse de Swedenborg se soit faite sans transition. Il rappelle que le théosophe s'était réservé, dans l'auberge où il allait dîner, une chambre où il pouvait se livrer à ses méditations sans être dérangé. "Rien n'indique mieux, écrit-il, que ce sont les habitudes de retraite et de méditation qui ont amené la crise, la vision et le changement de carrière... La vision, loin d'ête une cause, est réellement un effet." Et ailleurs, il ajoute : "Swedenborg est un, et les trois phases qu'on distingue dans sa vie ne sont que trois degrés d'un seul et même développement. L'élément religieux, qui a prévalu dans l'enfance, et qui a paru disparaître d'abord sous l'élément littéraire, puis sous l'élément scientifique, est resté à ce point vital et actif qu'il s'est au contraire assimilé les deux autres et a fini par s'en approprier toutes les forces vives."
On ne saurait mieux dire. Les symptômes que nous allons mettre en relief ne nous paraissent donc que des symptômes secondaires subordonnés, quant à leur évolution, à un état mental antérieur et sous-jacent, qui les a produits et n'en a pas été la résultante.
S'ils doivent attirer toute notre attention, c'est que leur authenticité et leur physionomie ressortent de la lecture des oeuvres de Swedenborg, tandis que les documents sont moins explicites en ce qui concerne sont moins explicites en ce qui concerne l'état mental qui a commandé et déterminé ces symptômes.
Chez la plupart des délirants mystiques, comme nous le verrons plus loin, les hallucinations de règle, mais ces hallucinations sont rares, peu variées et presque toujours exclusivement visuelles. Il n'en a pas été ainsi dans le cas de Swedenborg : chez lui, les troubles psycho-sensoriels ont pris un développement véritablement extraordinaire ; ils ont été aussi divers que durables.
Les hallucinations de la vue y tiennent naturellement, comme il convient chez un mystique, la place prépondérante. Cette prépondérance des hallucinations visuelles dans les délires mystiques est un fait bien établi par l'observation clinique. On en entrevoit les raisons : d'abord ces délires (nous y reviendrons par la suite) ont une ressemblance étroite avec le rêve ; or, dans le rêve, on le sait, il y a prédominance des hallucinations de la vue. Puis, comme l'a montré M. Chaslin (19), "le monomaniaque religieux a des hallucinations de la vue parce qu'un état faible, une idée visuelle a précédé l'hallucination ; parce que la croyance à la possibilité de la vision existe antérieurement à sa formation. Tous les religieux, tous les saints, tous les prophètes se sont toujours fait, quelle qu'ait été leur intelligence, une idée anthropomorphique de Dieu et on ne peut s'en faire une autre, malgré les efforts de M. Spencer et de ses disciples. Les recommandations faites aux fidèles par les livres pieux, les exhortations que l'on trouve dans l'Imitation de Jésus-Christ, montrent bien que tout individu religieux doit chercher à se représenter l'objet de son culte comme une personne. Dans l'Introduction à la vie dévote, saint François de Sales recommande divers moyens pour se mettre en présence de Dieu, notamment "de se servir de la simple imagination nous représentant le Sauveur dans son humanité sacrée, comme s'il était près de nous, ainsi que nous avons accoutumé de nous représenter nos amis et de dire : je m'imagine de voir un tel qui fait ceci et cela, il me semble que je le vois, ou chose semblable."
Chez Swedenborg, le plus souvent les hallucinations sont vagues, il s'agit d'un nuage, d'un globe de feu, d'une lueur. éIl apparut une flamme assez éclatante dont le feu réjouissait et cela dura près d'une heure ; cette flamme signifiait l'arrivée d'esprits de Mercure ..." (20).
"Un jour, des esprits de Mercure apparurent vers la gauche en globe, et ensuite en une masse enroulée s'étendant en longueur." (21)
"Je le vis même (l'esprit de Jupiter) et il apparut comme un nuage obscur avec de petites étoiles mobiles dans le nuage" (22). D'autres fois elles se précisent un peu. "Que le Seigneur apparaisse en actualité dans le ciel comme le soleil, c'est non seulement ce qui m'a été dit par les anges, mais aussi ce qui m'a été donné de voir quelquefois... Le Seigneur apparaît comme le soleil, non dans le ciel, mais en haut, au-dessus des cieux : il apparaît en deux endroits ; dans l'un devant l'oeil droit, dans l'autre devant l'oeil gauche à une grande distance : devant l'oeil droit il apparaît absolument comme un soleil, d'un feu presque semblable au feu du soleil du monde et d'une semblable grandeur ; devant l'oeil gauche il apparaît, non comme un soleil, mais comme une lune, d'une blancheur semblable à celle de la lune de notre terre, mais plus éclatante et d'une semblable grandeur ; mais cette lune apparaît entourée de plusieurs petites lunes dont chacune a une semblable blancheur et un pareil éclat." (23).
Faisant allusion à ses voyages dans la planète Mars, Swedenborg écrit : "Je voyais une sorte d'objet enflammé, très beau, d'une couleur qui variait, d'abord pourpre, puis d'après le blanc, rougeâtre ; ces couleurs aussi d'après la flamme brillaient d'un bel éclat : je voyais en outre une main à laquelle cet objet enflammé s'attacha, d'abord au revers, puis à la paume et au creux ; et de là, il parcourait légèrement le tour de la main : cela dura quelque temps ; ensuite cette main s'éloigna à distance avec l'objet enflammé ; et où elle s'arrêta, il y eut une grande clarté ; dans cette grande clarté la main disparut ; et alors cet objet enflammé fut changé en un oiseau, qui au commencement avait les mêmes couleurs que l'objet enflammé et les couleurs brillaient pareillement, mais ces couleurs furent successivement changées et avec les couleur la vigueur de la vie dans l'oiseau : il volait çà et là et d'abord autour de ma tête, puis sur le devant dans une sorte de cabinet étroit qui ressemblait à un sanctuaire, et à mesure qu'il volait davantage sur le devant, la vie l'abandonnait, et il devint enfin de pierre ; d'abord il fut alors couleur de perle, ensuite de couleur sombre, mais quoique sans vie, il volait toujours..." (24). Enfin dans certains cas la vision prend un caractère bien défini de forme humaine, masculine ou féminine. "Je vis une femme vêtue d'une robe sur laquelle il y avait des roses de diverses couleurs." (25). "Je désirais savoir de quelle face et de quel corps sont les hommes de la terre de Mercure, et s'ils sont semblables aux homme de notre terre ; alors s'offrit à mes yeux une femme tout à fait semblable à celles qui sont sur terre ; son visage était beau, mais un peu plus petit que celui des femmes de notre terre ; elle était aussi plus mince de corps mais d'une égale grandeur : sa tête était enveloppée d'une étoffe posée sans art, mais cependant d'une manière convenable ; il s'offrit de même un homme, qui de corps était aussi plus mince que ne le sont les hommes de notre terre ; il était vêtu d'un habit bleu foncé, s'adaptant juste au corps, sans plis ni saillies d'aucun coté..." (26).
au reste Swedenborg s'explique avec franchise sur la nature de ses visions. Il affirme qu'à l'exception de quelques-unes qu'il qualifie d'extraordinaires, et qui ressemblent plus étroitement aux visions du rêve, les autres sont tout à fait semblables aux perceptions ordinaires. "Il y a deux genres extraordinaires de vision, dit-il. J'y ai été mis seulement pour savoir comment ils sont. Le premier, c'est d'être emmené du corps... Je n'y ai été que deux fois et seulement pour savoir ce qu'il en est... Le second, c'est d'être transporté par l'esprit en un autre lieu. Quant à ce genre, il m'a été montré par une vive expérience ce qu'il en est, mais deux ou trois fois seulement. Voilà deux genres extraordinaires de visions. Mais tout ce qui est relaté dans cette première partie des Arcanes Célestes, ce sont des perceptions ordinaires. Ce ne sont pas la des visions, ce sont des choses que j'ai vues en parfait état de veille du corps et maintenant depuis p^lusieurs années." (Arcana Celestia, cité par Matter, p. 415).
indépendamment des hallucinations visuelles élémentaires (globe de feu, flamme, nuage) et de celles qui se rapportent à des objets bien définis (tête d'homme, visage de femme) on observe quelquefois, quoique rarement, en clinique des hallucinations qu'on peut appeler visuelles verbales : le fameux Mané, Thécel, Pharès du festin de Baltazar en est un exemple bien connu. Dans ce cas, les malades voient non des objets informes ou des figures à contours plus ou moins précis, mais des mots écrits. Si l'on acceptait la théorie, d'ailleurs contestable ou au moins incomplète, de Tamburini, sur la physilogie pathologique des hallucinations, les premières devraient être rapportées à l'éréthisme du centre visuel commun (Cuneus et scissure calcarine), tandis que les hallucinations verbales relèveraient du centre visuel verbal, c'est à dire du pli courbe. Le mécanisme des hallucinations nous semble plus complexe, et le simple éréthisme d'un centre de sensibilité ou d'un centre du langage ne nous paraît pas suffire à les expliquer. Quoi qu'il en soit, la réalité des hallucinations visuelles verbales n'est pas douteuse et nous en retrouvons parmi celles qu'a éprouvées Swedenborg. En voici deux exemples très nets : "Par les écritures, les anges expriment leurs sentiments de même que par le langage ; plusieurs fois il m'a été adressé des papiers couverts d'écritures, absolument comme des papiers écrits à la main, et aussi comme des papiers imprimés dans le monde ; je pouvais de même les lire, mais il ne me fut pas permis d'en tirer plus d'un ou deux sens... Un jour il me fut aussi envoyé du ciel un petit papier, sur lequel avaient été écrits seulement quelques mots en caractères hébraïques, et il me fut dit que chaque lettre renfermait des arcanes de la sagesse..." (27). "Plus tard, il me fut envoyé par les esprits de Mercure un papier long, inégal, formé d'un assemblage de plusieurs papiers, et qui paraissait comme imprimé en caractères tels que ceux de notre terre... Quelque temps après ils m'envoyèrent un autre papier couvert aussi, comme le précédent, de caractères d'imprimerie, mais propre et poli et non pas de même conglutiné et sans grâce..." (28).

Les hallucinations auditives qui, chez les persécutés, constituent le trouble psycho-sensoriel prédominant, font d'ordinaire défaut chez les délirants mystiques. Ce n'a pas été le cas chez Swedenborg, mais elles sont chez lui reléguées au second plan et dominées en importance et en fréquence par les hallucinations visuelles. On sait que ces hallucinations auditives n'ont pas toujours les mêmes caractères et qu'on les divise en hallucinations élémentaires (bruit vague, sifflement, roulement), en hallucinations communes (bruit plus précis de cascade, de tonnerre, de cloches), enfin en hallucinations auditives verbales (paroles et mots entendus). Swedenborg a eu des unes et des autres.
"Quelques esprits (il s'agit des esprits de la Lune) apparurent au-dessus de ma tête, et de là furent entendues des voix comme des tonnerres ; car leurs voix produisaient absolument le même effet que les roulements du tonnerre après l'éclair : je présumais que c'étaient une multitude d'esprits qui savaient par art produire des sons avec un tel retentissement." (29).
Voilà un exemple d'hallucination auditive commune. Celles qui suivent sont intermédiaires à l'hallucination commune et à l'hallucination verbale. "Un matin j'entendis à une certaine distance un choeur ; d'après les réprésentations de ce chant, il me fut donné de connaître que c'étaient des Chinois." (30). "Un de ces esprits de Jupiter, qui impriment la terreur par leur arrivée, s'appliqua à mon côté gauche sous le bras, et de là il me parlait ; mais son langage était strident, et les mots n'étaient pas assez distincts ni séparés d'entr'eux, de sorte qu'il me fallait attendre longtemps avant d'en recueillir le sens." (31).
Mais voici très nettement racontée une hallucination auditive verbale. "Je percevais une sorte de son qui pénétrait d'en bas le long du coté gauche jusqu'à l'oreille gauche : je remarquai que c'étaient des esprits qui là faisaient des efforts pour s'élever, mais je ne pouvais savoir quels ils étaient ; or, quand ils se furent élevés, ils me parlèrent et me dirent qu'ils avaient été des logiciens... Leur langage était lent et le son en était sourd. Pendant ce temps là, deux esprits parlaient entr'eux au-dessus de ma tête ; et comme je demandais qui ils étaient, il me fut dit que l'un d'eux était très renommé dans le monde savant, et il m'était donné de croire que c'était Aristote. Alors il fut mis dans l'état où il était quand il vivait dans le monde... Ce qui me surprit, c'est qu'il s'appliquait à l'oreille droite et y parlait, mais d'un ton de voix rauque et néanmoins, d'une manière sensée." (32).
Au reste, nous avons vu précédemment ce que dit Swedenborg du langage des anges qui "est distingué en mots, de même que le langage humain", et est aussi "énoncé d'une manière sensée". "Le langage de l'ange ou de l'esprit avec l'homme, ajoute-t-il ailleurs, est entendu d'une manière aussi sonore que le langage de l'homme avec l'homme". (32).
D'ailleurs, l'hallucination visuelle peut s'associer à l'auditive, et toutes deux consituent ainsi un état hallucinatoire complexe. "A une autre époque, je vis une multitude de ces esprits (les esprits de Mercure), mais à quelque distance de moi, par devant, un peu sur la droite, et de là ils me parlaient, mais par des esprits intermédiaires ; leur langage, parce qu'il provenait de plusieurs parlant ensemble était perçu comme une ondulation."
Swedenborg semble avoir eu conscience des différences qui séparent l"hallucination de la perception auditive réelle. Il a comparé l'une à l'autre, en considérant toutefois l'hallucination non comme un trouble psycho-sensoriel, mais comme le langage des anges ou de l'esprit. "Le langage de l'ange ou de l'esprit avec l'homme est entendu d'une manière aussi sonore que le langage de l'homme avec l'homme ; mais il est entendu par lui seul et non par ceux qui sont présents : cela vient de ce que le langage de l'ange ou de l'esprit influe d'abord dans la pensée de l'homme, et par un chemin interne, dans son organe de l'ouïe, et qu'ainsi il meut cet organe par l'intérieur, tandis que le langage de l'homme avec l'homme influe d'abord dans l'air, et par un chemin externe, dans son organe de l'ouïe, et le meut par l'extérieur ; de là il est évident que le langage de l'ange et de l'esprit avec l'homme est entendu dans l'homme, et que, parce qu'il meut également les organes de l'ouïe, il est aussi entendu également d'une manière sonore." (33).
Ce passage est véritablement très curieux, et on y trouve une ébauche intéressante de la physiologie pathologique des hallucinations auditives.
Ces hallucinations présentent, on le sait, tous les caractères des perceptions auditives vraies : même sonorité, même extériorisation. Mais à côté d'elles, il en est d'autres qui leur ressemblent sans leur être identiques : les voix entendues dans ces cas ne sont plus extérieures mais intérieures. Les malades n'entendent pas parler, il leur semble entendre parler ; ils ne perçoivent pas de paroles distinctes mais plutôt la pensée ou, comme ils disent, le langage de la pensée. C'est à cette variété d'hallucinations que Baillarger, qui les a bien décrites, a donné le nom d'hallucinations psychiques. Depuis, en mettant à profit les travaux sur la physilogie du langage , on a cherché à préciser la nature et le mécanisme de ces hallucinations psychiques. M. Séglas, qui s'y est appliqué avec beaucoup de talent, les arattachées au groupe des hallucinations motrices. D'après lui, elles relèveraient du centre du langage articulé (pied de la 3e circonvolution frontale), dont elles traduiraient l'éréthisme comme les hallucinations auditives expriment, d'après la manière de voir de Tamburini, l'éréthisme du centre auditif (1ere circonvolution temporale).
M. Francotte (34) a émis au sujet de la nature des hallucinations dites psychiques des idées un peu différentes, auxquelles j'hésite d'autant moins à me rallier que depuis longtemps je suis convaincu que la judicieuse interprétation proposée par M. Séglas est trop étroite. La prétendue hallucination psychique est constituée par un double élément : d'une part un phénomène de simple représentation mentale, d'autre part une interprétation délirante. La représentation mentale peut être une représentation motrice, mais elle peut être aussi auditive ou même visuelle : il suffit que le sujet, en conséquence de son délire, la tienne pour étrangère à son moi pour que ce qu'on appelle l'hallucination psychique soit constituée. Quand je me représente des paroles prononcées, par exemple, par la Vierge, c'est un simple phénomène de représentation mentale ; si, par suite d'une dissociation de ma personnalité, j'en arrive à penser que ces paroles sont réellement dites par la Vierge, j'éprouve une hallucination, mais une hallucination qui reste psychique et ne devient pas psycho-sensorielle, car le langage qui la constitue n'acquiert pas l'intensité d'une image vive et reste une image faible. On conçoit donc qu'il puisse y avoir des hallucinations psychiques de nature auditive, motrice et même visuelle, puisque notre pensée intérieure se formule tantôt en images auditives, tantôt en images motrices, tantôt en images visuelles, et que les "hallucinations psychiques", suivant la formule très juste, à notre avis, de Francotte, consistent en des pensées dont le malade méconnait l'origine personnelle et qu'il attribue à une influence extérieure.
Swedenborg paraît avoir eu des hallucinations psychiques auditives et motrices.
Il raconte que les esprits de Mercure "ont en aversion le langage des mots parce qu'il est matériel" et qu'avec eu il n'a pu parler que par une espèce de pensée active.
Qu'a été cette pensée active ? La lecture des passages qui suivent va nous l'apprendre. "Bientôt après vinrent des anges de cette terre (Jupiter), et il me fut donné de percevoir d'après leur langage avec moi qu'ils différaient entièrement des anges de notre terre car leur langage était formé, non de mots, mais d'idées, qui se répandaient de tous cotés par mes intérieurs ; et par suite aussi ils avaient un influx dans la face, de sorte que la face concourait à chaque chose du langage, en commençant par les lèvres et en continuant vers la circonférence de tous côtés : les idées qui tenaient lieu de mots étaient séparés les unes des autres, mais très peu. Ensuite, ils me parlèrent au moyen d'idées encore moins séparées les unes de autres, tellement qu'on percevait à peine quelque intervalle ; c'était dans ma perception comme le sens des mots chez ceux qui ne font attention qu'au sens, abstraction faite des mots ; ce langage était pour moi plus intelligible que le précédent, et il était aussi plus plein : il influait de même que le précédent dans la face ; mais l'influx était, selon la qualité du langage, plus continu ; toutefois il ne commençait pas comme le précédent par les lèvres ; il commençait par les yeux. Ensuite, ils parlèrent encore avec plus de continuité et de plénitude ; et alors la face ne put y concourir par un mouvement convenable ; mais l'influx était senti dans le cerveau et le cerveau alors était soumis à de semblables mouvements. Enfin, ils parlèrent de manière que le langage tombait seulement dans l'entendement intérieur, sa volubilité était comme celle d'une aure légère ; je percevais l'influx lui-même, mais indistinctement chaque chose. Ces genres de langage se comportaient comme des fluides : le premier genre comme de l'eau qui coule, le second comme une eau plus légère, le troisième comme l'atmosphère, le quatrième comme une aure légère." (35).
Et ailleurs :
"Des eprits (de Mars) vinrent vers moi et s'appliquèrent à ma tempe gauche, et là, ils me soufflaient leur langage, mais je ne le comprenait point ; il était doux quant aux flux, je n'en avais pas perçu de plus doux auparavant ; c'était comme l'âme la plus douce ; il soufflait d'abord vers la tempe gauche et vers l'oreille gauche par en haut, et le souffle s'avançait de là vers l'oeil gauche et peu à peu vers le droit, et découlait ensuite surtout de l'oeil gauche, vers les lèvres ; et arrivé aux lèvres, il entrait dans le cerveau par la bouche et par un chemin au dedans de la bouche, et c'était même par la trompe d'Eustache ; quand le souffle fut parvenu dans le cerveau, je compris leur langage, et il me fut donné de converser avec eux ; j'observai que, lorsqu'ils me parlaient, les lèvres chez moi étaient en mouvement et un peu aussi la langue ; et cela à cause de la correspondance du langage intérieur avec le langage extérieur ; le langage extérieur appartient au son articulé qui tombe du côté de la membrane externe de l'oreille, et de là au moyen des petits organes, des membranes et des fibres, qui sont au dedans de l'oreille, il est porté dans le cerveau. Par là, il me fut donné de savoir que le langage des habitants de Mars était différent du langage des habitants de notre terre, c'est-à-dire que c'était un langage non sonore, mais presque tacite, s'insinuant dans l'ouïe et dans la vue intérieures par un chemin plus court.
" Que les très anciens sur notre terre aient eu aussi un tel langage, c'est ce qu'il m'a été donné de savoir par la conversation avec quelques-uns d'eux dans l'autre vie ; et pour éclaircir ce sujet, je vais rapporter ce que j'ai appris ; le voici : Il me fut montré, par un certain influx que je ne saurais décrire, quel avait été le langage de ceux qui étaient de la très ancienn Eglise ; il n'était pas articulé comme le langage par mots de notre temps ; il était tacite et se faisait, non par la respiration externe, mais par la respiration interne ; ainsi, c'était un langage cogitatif ; il me fut aussi donné d'apercevoir quelle était leur respiration interne, qu'elle allait de l'ombilic vers le coeur, et ainsi par les lèvres, sans rien de sonore quand ils parlaient et qu'elle n'entrait pas dans l'oreille des autres par la voie externe, et ne frappait pas sur ce qu'on appelle le tympan de l'oreille, mais qu'elle entrait par une certaine voie interne, et même là par ce qui est appelé aujourd'hui la trompe d'Eustache. Il m'a été montré que par un tel langage ils pouvaient exprimer les sentiments du mental et les idées de la pensée bien plus pleinement qu'on ne peut jamais le faire par des sons articulés ou des mots sonores, langage pareillement dirigé par une respiration, mais externe, car il n'y a pas une seule parole, ni même rien dans une parole, qui ne soit dirigé par des applications de la respiration ; mais chez eux, cela se faisait avec beaucoup plus de perfection, parce que c'était par la respiration interne qui, étant plus intérieure, est par cela même plus parfaite et aussi plus applicable et plus conforme aux idées mêmes de la pensée ; outre cela, ils s'exprimaient encore par de très légers mouvements de lèvres et par des changements correspondants de la face". (36).
Nous pensons que quelques-unes des hallucinations dont on vient de lire la relation doivent être tenues pour des faits de représentation mentale auditive d'intensité très atténuée. Le langage cogitatif n'est en effet souvent que cela. Il peut, d'ailleurs, comme les représentations auditives normales, s'accompagner de phénomènes moteurs ou de sensations motrices dans la langue, le gosier, la face, sans que ces phénomènes et ces sensations en consituent l'essence. Il ne paraît pas douteux, d'ailleurs, que les hallucinations psychiques soient dans d'autres cas constituées principalement par des représentations motrices ; il en a été vraisemblablement ainsi chez Swedenborg lorsque le langage des esprits de Mars entrait dans son cerveau par la bouche et mettait en mouvement ses lèvres et un peu aussi sa langue.
Au reste, les hallucinations motrices de divers ordres sont assez communes dans les délires mystiques et les formes qui s'en rapprochent. Les malades éxécutent ou s'imaginent éxecuter des mouvements qu'ils supposent soustraits à l'influence de leur volonté et qui leur paraissent commandés par les puissances mystérieuses qui les dominent et les possèdent : ennemis imaginaires chez les persécutés, esprits évoqués chez les médiums, Dieu, les anges ou le diable chez les possédés. Il semble bien que Swedenborg décrive une hallucination motrice lorsqu'il écrit : "J'ai pu connaître la présence des esprits de Jupiter, non seulement par la douceur et la suavité de l'abord et de l'iflux, mais aussi en ce qu'ils influaient principalement sur ma face et la rendaient gaie et riante, et cela continuellement lorsqu'ils étaient présents." (37).
Les muscles de la face se contractaient-ils réellements sous l'influence des esprits pour exprimer la joie et le rire, ou bien Swedenborg ne percevait-il qu'une simple sensation cutanée, c'est ce qu'à la vérité on ne saurait dire avec certitude. Bien que la vraisemblance soit en faveur d'une hallucination motrice, il pourrait, après tout, s'être agi simplement d'hallucination de la sensiblité générale. Ces dernières s'observent chez les mystiques, associées d'ordinaire aux hallucinations motrices qui les dominent en importance. On en trouvera aisément des exemples en parcourant la vie des saints ou la relation des cas de démonopathie (38).
Ce serait allonger inutilement ce travail que d'en rapporter ici.
Nous en citerons un cependant que nous trouvons dans nos notes et qaui vaut la peine d'être reproduit. Joséphine du B..., en religion mère Marie de Jésus, supérieure générale d'un couvent de la Creuse, fut, jusqu'à sa mort, survenue il y a quelque trente ans, le modèle de toutes les vertus. Douée d'une belle intelligence, remarquablement instruite, elle a laissé des lettres qui ont été soigneusement colligées. Cette correspondance va de la jeunesse à l'époque de la mort ; la lecture en est aussi instructive qu'attrayante ; on y suit l'évolution des idées religieuses et des préoccupations mystiques depuis leur origine jusqu'à leur complet épanouissement. La 39e lettre, datée de Toulouse, est adressée, en mai 1812, à M. l'abbé L..., et renferme, comme on va le voir, des détails pleins d'intérêt.
"Enfin, le Seigneur permet que je vous arrive ; il a voulu, ce Dieu jaloux, m'ôter absolument tout, même les secours spirituels, afin que mon âme fût entièrement dénuée et dans un délaissement général de tout ce qui est créé. A présent que je suis plus tranquille, je ne puis méconnaître la main de Dieu, qui agit sur moi, car j'ai éprouvé une si grande multitude de peines, elles étaient si fortes que je ne saurais trouver de terme pour les dépeindre. Celui qui m'a frappé sait seul ce qui en est ; je crois même qu'il augmente ma sensibilité naturelle, afin de me faire sentir plus vivement ma douleur ; tout a été employé à me crucifier : le ciel, la terre, moi-même, les démons : le détail de tout cela irait à l'infini, car les peines et les contradictions naissent sous mes pas ; ajoutez à cela la faiblesse et les souffrances corporelles, l'horreur des peines intérieures, la violence des tentations, les coups et les persécutions du démon, le délaissement de Dieu, les remords de la conscience, les sentiments de désespoir, de blasphème, de colère, etc., la persécution des amis, peines de la part du directeur, enfin, etc., etc. Tout cela ne vous donnera qu'une légère idée de mon état, cette année et une grande partie de l'autre ; cependant, je vous dirai avec simplicité (car je ne crains pas de vous ouvrir mon âme) que tout cela, dont la seule pensée fait trembler la nature, ne me paraît presque rien : 1° En comparaison de mes innombrables péchés ; hélas ! j'ai mérité tant de fois l'enfer ; 2° En comparaison des souffrances de Jésus-Christ ; 3° Et du bonheur que goûtent les bienheureux dans le ciel. Mais je vous avoue que je crains très fort d'avoir gâté toutes ces croix. Hélas ! comment ai-je souffert ! Je me suis même plainte très souvent de la violence de mes peines ; cependant, à l'intérieur, Dieu me présentait la croix ; je la serrais contre mon coeur, je consentais à tout ; un moment après, j'oubliais mes promesses ; de sorte que je ne comprends rien à l'état de mon âme et ne sais si elle a avancé ou réculé. Je vous dirai, parce que vous voulez plus de faits que de reflexions, quelques-unes de mes aventures. Le teigneux (le démon) me tourmentait à un tel point que je n'avais pas un moment de repos, il me poussait dans le feu, me donnait des coups qui me laissaient dans un état d'épuisement et de fatigue, comme si on m'eût disloqué les os. Je passais des journées entières sans pouvoir presque me remuer, sans parole, sans mouvement ; l'eau bénite me faisait sortir de cet état. Ce malheureux démon me tirait l'esprit, je ne pensais à rien ; d'autres fois, il me donnait des transports de fureur qui me faisaient me déchirer moi-même. Cela se calmait lorsqu'on me jetait de l'eau bénite ou qu'on mettait des reliques sur moi ; à l'approche de ces objets, il s'efforçait de m'étrangler ou de me casser la tête ; mais à peine les avais-je touchés qu'il prenait la fuite. Anna, une bonne fille qui est avec moi, n'osait s'éloigner de quelques pas de crainte d'accident ; il n'y avait qu'elle et moi dans le couvent qui sussions cette étrange persécution ; elle était malade de chagrin de voir seulement ce que je souffrais, et c'était peu de choses en comparaison des souffrances du dedans. Souvent je ne pouvais m'empêcher de pousser des cris de toutes mes forces, je disais : Mon Dieu, je veux souffrir, j'accepte tout ; puis je m'écriais : Je souffre les tourments de l'enfer, je n'en puis plus. "O vous tous qui passez par ce chemin, considérez et voyez s'il est une douleur semblable à la mienne." D'autres fois : Non, je ne suis pas fatiguée de souffrir, frappez, Seigneur, me voici. Je defiais les démons : aussi revenaientils avec plus de fureur ; et souvent brisée de fatigue durant le jour, j'espérais que la nuit me donnerait un peu de repos ; point du tout, il y avait autour de moi une légion de ces malheureux esprits. J'avais d'étranges frayeurs, et je ne pouvais me reposer ; mais je remerciais ces méchants de ce qu'ils me faisaient faire pénitence. La vie m'était à charge, car je ne pouvais faire quelque pas sans qu'ils me poursuivissent. Ils me poussaient contre la muraille et dans les escaliers. Un jour, ils me donnèrent des transports de fureur de telle sorte que je me déchirais avec les dents sans pouvoir m'en empêcher, car ils semblaient s'être emparés de mon corps ; ils me poussaient avec violence contre les angles de la muraille, d'une telle vitesse que la personne témoin de cela se désolait de ne pouvoir m'arrêter ; enfin, ils me jettèrent par terre. Elle vint me relever, mais je faillis encore me casser la tête ; heureusement qu'elle trouva de l'eau bénite qu'elle jeta sur moi ; dans le moment, tout se calma. Je tombai sur une chaise, rompue de fatigue. Alors cette personne crut m'accabler des plus cruels reproches avec une colère et des expressions qui faillirent me désespérer. Je versai un torrent de larmes et, prenant un crucifix, je dis : Mon Dieu, que je suis malheureuse, faut-il encore que je sois accablée de reproches ? N'ai-je pas assez de peines ? Alors elle s'approcha avec un air de compassion, et me demanda de quels reproches je voulais parler. Quoi ! lui dis-je, ne savez-vous pas ce que vous venez de dire ? – "Moi ! je n'ai pas dit mot". Je lui rappelai ce que j'avais entendu ; elle m'assura n'avoir rien dit ; comme elle ne ment jamais, je fus convaincue, aussi bien qu'elle, que c'était un tour du teigneux. Le jeudi suivant, jour de l'Ascension, je me traînai avec beaucoup de peine à l'église ; le Saint-Sacrement y était exposé ; je levai les yeux sur la sainte hostie ; il en sortit des rayons très vifs et très doux qui me donnèrent de la force à l'intérieur et à l'extérieur. Je lui dis alors : Quoi, Seigneur, vous m'aimez ? est-ce possible que vous m'ayez délaissée de la sorte ? Je me sentis toute embrasée d'amour : les rayons pénétrèrent jusqu'au fond de mon âme, je restai ainsi perdue dans la douce charité, le corps immobile comme une pierre ; et, lorsqu'on vint me chercher, il fallut me secouer fortement pour me faire revenir. Je me levai encore tout absorbée, mais pleine de force et de courage ; j'avais encore un mal de tête qui me dura jusqu'au jour de la Pentecôte... Un autre jour, étant aussi devant le Saint-Sacrement, il en sortit une vive lumière qui me fit voir la beauté dezs croix... Du reste, en tout cela, je n'ai rien vu que des yeux de l'âme ; tout se passe intellectuellement...".

Dans cette épître très curieuse qui se termine par la description fort précise d'une attaque d'extase, on retrouve indiquées la plupart des hallucinations que peuvent engendrer les préoccupations mystiques portées à un haut degré : hallucinations visuelles (sans extériorisation des images), hallucinations visuelles psychiques, hallucinations auditives et motrices, hallucinations de la sensibilité générale : car il s'agit bien dans ce passage d'hallucinations de la sensibilité générale. "Le teigneux (le démon) me tourmentait à un tel point que je n'avais pas un moment de repos ; il me donnait des coups qui me laissaient dans un état d'épuisement et de fatigue, comme si l'on m'eût disloqué les os".
De même que Swedenborg raconte qu'il y a des génies et des esprits qui introduisent dans la tête une espèce de succion ou d'attraction, de manière qu'on ressent de la douleur à l'endroit où existe une telle attraction ou succion. "Le sens manifeste de la succion, ajoute-t-il, fut perçu par moi comme si une membrane était sucée à plein sens ; je doute que d'autres eussent pu la supporter en raison de la douleur ; mais comme j'y était habitué, je l'ai enfin supportée sans douleur ; le principal endroit de la succion était au sommet de la tête, et de là elle s'étendait vers la région de l'oreile gauche, puis vers la région de l'oeil gauche." (39). On verra plus loin, dans un passage que nous citons, que Swedenborg a éprouvé des souffrances et des tentations très analogues à celles dont la mère Marie de Jésus se plaint dans sa lettre.
Faut-il nous attarder à discuter la nature hallucinatoire des fausses perceptions dont nous venons de donner des exemples ? Cette discussion serait surranée, ce nous semble. Laissons ceux qu'anime une foi consolante voir des apparitions et des révélations là où l'observation et la rigueur scientifique nous obligent à ne voir que des troubles morbides. La science n'admet pas l'extraordinaire ; quand d'aventure elle rencontre un fait qui en prend la physiononmie, elle le réserve et le classe jusqu'au jour où d'autres faits analogues permettent par comparaison de le mieux comprendre. Or, on n'a jamais constaté une apparition authentique ; on a observé au contraire un nombre considérable de malades qui ont cru à des apparitions sous l'influence d'hallucinations nettement verifiées. L'interprétation s'impose dès lors quand on se trouve en présence d'illuminés et de prétendus visionnaires : chez eux tout est subjectif : la perception vient du dedans, non du dehors. Nul mieux que Herder n'a mis la chose en relief en ce qui concerne Swedenborg, à une époque où il pouvait paraître qu'il y eût encore quelque intérêt à le faire.
"D'abord, dit Herder, tous les esprits de Swedenborg parlent comme lui : aussi leur langage est-il monotone. Ensuite, quand il entra dans son "singulier état", ce furent les impressions de son enfance, dans laquelle on lui disait que les anges parlaient par sa bouche, qui s'animèrent et se personnifièrent devant sa vue. Puis ses visions portent l'empreinte de tous les défauts et de tous les préjugés de son individualité et de son temps ; ce sont les reflets de ses moeurs et de ses opinions, les copies de ses idées favorites. Ajoutez qu'on y voit si bien sa nature et ses talents, qu'il s'y rencontre sur la langue et les formes, sur les mines et les gestes, sur les penchants et les sphères d'activité des sens, de l'odorat surtout, sur les conséquences du sentiment moral et immoral, des observations d'une telle finesse, qu'on aimerait que Swedenborg eût été assez poète pour mettre tout cela en action ou pour le dessiner comme Dante.
"Les caractères distinctifs des esprits qu'il met dans les diverses planètes sont pris dans les propriétés des métaux qui portent les mêmes désignations que ces planètes : le vif-argent prête ses qualités aux esprits de Mercure, le plomb, les siennes à ceux de Saturne, et ainsi de suite. En d'autres termes, ce n'est pas une illumination extraordinaire, c'est une étrange illusion qui guide le voyant ; c'est le minéralogiste qui inspire le spiritualiste.
"Enfin, les mystères que Swedenborg prétend découvrir dans le monde des esprits sont écrits dans l'esprit et le coeur de chacun. Voyez ce qui se passe en nous. Dès notre enfance, les pensées se forment en images. L'imagination, sans laquelle l'intelligence n'agit pas, est la faculté spéciale de ces opérations. La faculté de traduire nos pensées en images pour nous-mêmes, nous la possédons aussi à l'égard des autres. Qu'est-ce, si ce n'est cela, que l'art que pratiquent les poètes, les peintres, les musiciens, les orateurs ! Les pebhants, les passions, la seule habitude opèrent de même sans avoir recours à l'art. Cela suffit pour nous expliquer, page par page, tout l'empire des anges et des esprits de Swedenborg. En effet, comment cet artiste parle-t-il avec ses anges ? comme on parle avec ses pensées : ses anges et ses esprits sont des créations.
" Sa bonne foi est entière ; il n'a pas conscience de ses personnifications, ses visions sont réelles et sont, non pas devant lui seulement, mais en lui. C'est là un état de maladie, d'autant plus dangereux qu'on y passe ou y tombe plus facilement." (40).
Il semble d'ailleurs que Swedenborg ait voulu lui-même apporter des arguments à l'appui de la thèse de Herder. A quelqu'un qui lui demandait un jour s'il pouvait conférer avec tous les trépassés ou seulement avec quelques-uns d'entre-eux, il répondait :
"Je ne le puis pas avec tous ; je vois ceux-là seulement que j'ai connus dans le monde, ainsi que les personnages royaux ou princiers, les héros illustres, les hommes éminents et savants que j'ai appris à apprécier personnellement ou par leurs actes et leurs écrits, tous ceux par conséquent dont je me fais une idée nette. Et l'on comprend aisément que je ne puis ni manifester ni avoir le désir de m'entretenir avec une personne que je n'ai pas connue ou dont je ne puis me faire aucune idée." (41).
A la lecture des oeuvres de Swedenborg, on reste surpris de constater la multiplicité, la variété, la constance pendant trente ans des hallucinations dont nous venons de donner des exemples et d'esquisser les caractères. Chez certains persécutés chroniques, on en pourra rencontrer d'aussi suivies, mais combien plus circonscrites et moins variées ; chez les autres délirants mystiques, on en trouvera qui rappellent celles de Swedenberg, visions d'étoiles, d'anges, de personnalités divines, mais combien moins riches, moins changeantes, plus passagères. En réalité, Swedenborg a vécu un tiers de sa vie devant une sorte de kaléidoscope et on chercherait vainement dans l'histoire quelqu'un chez qui les troubles psycho-sensoriels aient pris un semblable développement.
Que ces troubles ne se soient pas produits d'emblée, qu'ils n'aient été que la révélation tardive d'une synthèse mentale sous-jacente, depuis longtemps en voie de se constituer, c'est, nous l'avons déjà dit, ce qui ne semble pas douteux. S'isolant volontiers du monde pour s'absorber dans ses méditations, comme il le faisait à Londres lorsqu'eut lieu la première hallucination, Swedenborg se plaça de bonne heure dans des conditions facvorables à l'aaparition des troubles psycho-sensoriels. Nous savons que dans ses voyages il vivait d'une façon plus que frugale. Est-ce, comme on l'a dit, parce qu'il avait peu de goût pour la cuisine d'Amsterdam ou pour celle de Londres ? Peut-être. En tout cas, son régime ordinaire était des plus sobres. au dire de Springer, son ami, il vivait de café au lait, de pain et de beurre, ou d'amandes et de raisins secs ; il mangeait quelquefois un peu de poisson, mais rarement de la viande, et buvait toujours peu de vin. L'après-midi, il prenait du thé, mais ne soupait point. Il n'est pas invraisemblable qu'une pareille frugalité ait été chez lui l'occasion d'une certaine déchéance organique, très propre, on le sait, comme tous les états d'inanition, à favoriser le développement des hallucinations.
C'est vraisemblablement sous cette influence que se sont produits chez Swedenborg certains faits de double vue et de télépathie à propos desquels, aujourd'hui comme au temps du théosophe d'ailleurs, la critique a quelque peine à s'exercer. Ces faits ont eu à leur époque un grand retentissement, il importe de les rappeler.
Le premier se passa à Gothenbourg le 19 Juillet 1759. Swedenborg venait d'arriver dans cette ville, au retour d'Angleterre. "Dans la soirée même, raconte Kant (42), il fut invité à une réunion chez un négociant de cette ville, et, au bout de quelques instants, il y donna, avec tous les signes de la consternation, la nouvelle qu'à cette heure même, il avait éclaté à Stockholm, au quartier de Südermalm, un épouvantable incendie. Au bout de quelques heures, pendant lesquelles il se retirait de temps à autre, il apprit à la société ces deux choses, que le feu était arrêté et à quel point il avait fait des progrès. Dès le même soir, on répandit cette étonnante nouvelle et le lendemain elle circulait dans toute la ville. Mais le rapport de Stockholm n'en arriva à Gothenbourg que deux jours après, conforme en tout, dit-on, aux visions de Swedenborg."
Le second fait ne fit pas, en son temps, moins de bruit que le précédent. Il est relatif à une quittance de vingt-cinq mille florins égarée pa Mme de Marteville et retrouvée par elle à la suite d'un songe. On va voir en quoi Swedenborg fut mêlé à cet incident, dont le général d'E..., deuxième époux de Mme de Marteville, a tracé le récit dans une lettre adressée le 11 Août 1775 à un ecclésiastique qui avait reclamé quelques éclaircissements.
Voici comment s'exprime le général d'E... : "Environ un an après la mort de M. de Marteville, ma femme eut l'idée de faire visite au célèbre M. de Swedenborg, qui était alors son voisin à Stockholm, afin d'apprendre à connaître de plus près une si rare merveille du genre humain. Elle communiqua ses sentiments à plusieurs dames de ses amies et la partie fut convenue à jour fixe. Ces dames furent toutes admises. M. de Swedenborg les reçut dans un fort beau jardin et un magnifique salon, qui était voûté et garni, au milieu du toit, d'une fenêtre par laquelle, d'après son assertion, il avait coutume de s'entretenir avec ses amis, c'est-à-dire les esprits.
"Entre autres discours, ma femme lui demanda s'il n'avait pas connu M. de Marteville ; à quoi il répondit qu'il n'avait pas pu le connaître, pour la raison qu'il avait lui-même à Londres presque tout le temps pendant lequel ce seigneur avait été ministre de Hollande près de la cour de Stockholm . Huit jours après, feu M. de Marteville apparut en songe à mon épouse et lui indiqua, dans une cassette de façon anglaise, un endroit où elle trouverait non seulement la quittance, mais encore une épingle à cheveux avec vingt brillants et qu'on croyait également perdue.
"C'était environ à deux heures du matin. Pleine de joie, elle se lève et trouve le tout à la place indiquée. S'étant recouchée, elle dormit jusqu'à neuf heures du matin. Vers onze heures, M. de Swedenborg se fait annoncer, avant d'avoir rien appris de ce qui était arrivé, il raconta que, dans la nuit précédente, il avait vu plusieurs esprits et entre autres M. de Marteville. Il aurait désiré s'entretenir avec lui, mais M. de Marteville s'y était refusé pour la raison qu'il était obligé de se rendre auprès de sa femme pour lui faire faire une découverte importante, d'autant plus qu'il quitterait après cela la colonie céleste où il se trouvait depuis un an et passerait dans une autre beaucoup plus heureuse.
"Voilà les véritables circonstances de ce qui est arrivé à mon épouse, à l'égard de la quittance et de M. de Swedenborg. Je ne me hasarde pas à pénétrer les mystères qui s'y rencontrent. Ce n'est pas non plus ma vocation. J'ai dû raconter simplement. Ce devoir, je l'ai rempli, et je m'estimerai heureux si j'ai répondu aux désirs de votre Révérence." (43).
On raconte encore qu'en 1762, se trouvant dans une société à Amsterdam, Swedenborg, au milieu d'une conversation, devint tout à coup sombre et pensif ; on lui demanda ce qui se passait. Il répondit qu'à cette heure Pierre III mourait dans sa prison, et c'était précisément le moment où le tsar fut assassiné, comme en firent foi les gazettes. Le fait, auquel nous avons déjà fait allusion précédemment, a été consigné par Iung Stilling dans ses tablettes, en 1809. Son authenticité a d'ailleurs été mise en doute par Matter.
Le professeur Tafel tenait de la petite-fille de Bolander, fabricant qui dîna avec Swedenborg à Gottenbourg en 1770, l'anecdote suivante : Pendant le diner, Swedenborg se tourna subitement vers Bolander et lui dit : "Vous feriez bien d'aller à votre usine". Celui-ci, surpris, du ton de voix, se leva et alla chez lui ; il trouva un commencement d'incendie qui aurait consumé toute sa fabrique s'il n'avait été averti à temps. Il en remercia le savant suédois qui sourit et lui dit qu'il avait vu que le danger était puissant, ce qui expliquait sa brusquerie.
De ces faits on pourrait, pour rester dans le domaine du merveilleux, en rapprocher d'autres relatifs à la divination et à la double vue. Swedenborg, par exemple, aurait rapporté exactement à un négociant d'Amsterdam une conversation privée que celui-ci aurait eu avec un de ses amis, récemment décédé, peu de temps avant la mort de ce dernier. En 1763, la reine Ulrique Eléonor, sachant qu'il passait pour avoir des relations intimes dans le monde des esprits, aurait chargé le voyant d'interroger feu son frère, le prince Guillaume de Prusse, au sujet d'un entretien qu'elle avait eu autrefois avec lui à Charlottenbourg. "Huit jours après, Swedenborg vint à la cour où il avait d'ailleurs l'habitude de se trouver régulièrement, mais de si bonne heure que la reine n'avait pas encore quitté son appartement, où elle causait avec ses dames d'honneur. Swedenborg entra dans la chambre où se trouvait la reine et lui parla bas à l'oreille. La reine, frappée d'étonnement, se trouva mal et eut besoin de quelque temps pour se remettre. Revenue à elle, elle dit aux personnes qui l'entouraient : "Il n'y a que Dieu et mon frère qui puissent savoir ce qu'il vient de me dire." Souvent interrogée depuis au sujet de cette anecdote, la reine la racontait toujours avec une entière persuasion, et quelqu'un ayant voulu émettre quelques soupçons sur une intrigue secrète, elle répondit qu'elle n'était pas facilement dupe, et que ce qu'elle avait demandé à Swedenborg était une chose qui, de sa nature, ne pouvait être redite."
Que doit-on penser de ces récits ? Si leur autenticité était bien établie, ils constitueraient, les premiers au moins, des arguments en faveur de la télépathie, dont la réalité est loin d'être démontré, quoiqu'elle ait des partisans dignes de crédit. Mais quand on sait la facilité avec laquelle se constituent les légendes et la tendance inconsciente des témoins mêmes des faits à se prêter à leur arrangement, on doit se défier des anecdotes contées avec la meilleure foi, quand ces anecdotes relatent des événements merveilleux, en contradiction avec les lois de la physiologie telles qu'elles sont posées aujourd'hui.
Il y a peu de mystiques et de voyantes à propos desquelles on n'en rapporte d'analogues : Jeanne d'Arc a su avant tout le monde autour d'elle et sans en être directement informée, la défaite des Français à Rouvray. Sainte Thérèse raconte que "pendant la messe, étant profondément recueillie, elle vit des pères de son ordre rendre l'esprit et monter au ciel sans entrer au purgatoire ; et elle apprit depuis qu'il était mort à l'heure même où elle avait eu la vision." L'anecdote de l'incendie de Stockholm comme l'incident de Marteville furent, il y a un siècle, l'objet de discussions vives et de nombreuses polémiques. L'enquête que fit Kant semble l'avoir conduit à en admettre la réalité. Mais cette enquête fut-elle poursuivie dans les conditions de rigueur aujourd'hui requises en pareille matière ? Il n'y paraît guère. On cite partout le mot de Grimm, à propos du fait relatif à la reine Ulrique : "Ce fait, dit-il, est attesté par les autorités si respectables qu'il est impossible de le nier, mais le moyen d'y croire !" Quand un fait est établi, il n'y a pas à se demander s'il est aisé ou malaisé à comprendre, il n'y a qu'à l'admettre, quitte à l'expliquer plus tard ; aussi, à prendre la phrase de Grimm au pied de la lettre, on ne saurait en approuver les termes. Mais si l'on doit toujours s'incliner devant la démonstration d'un fait, on n'en doit être que plus exigeant en ce qui concerne les éléments de cette démonstration. Les exemples de télépathie que l'histoire rapporte, et qui ne sont pas directement et immédiatement vérifiables, sont à ce point de vue tous plus ou moins contestables. On ne saurait y croire, non simplement parce qu'ils nous apparaissent comme étranges et merveilleux, ils devraient être établis sur des preuves décisives et sur une critique inattaquable dont les éléments nous font défaut. Quoi qu'il en soit, faux ou vrais, les faits en question militeraient ou non en faveur de la réalité de la télépathie chez certains esprits et dans certaines conditions psychiques ; ils ne sauraient en aucune façon modifier l'interprétation de l'état mental de Swedenborg, telle qu'elle résulte de l'étude de ses hallucinations.
Revenons à ces dernières. Il importe en effet, de préciser quelques-unes de leurs caractères sur lesquels jusqu'à présent nous ne nous sommes pas arrêté. Nous avons montré que, chez Swedenborg, les hallucinations affectaient la plupart des sens, qu'elles étaient très variées quant à leur nature, hallucinations de la vue surtout, de l'ouïe ensuite, hallucinations verbales motrices et graphiques, hallucinations de la sensibilité générale.
En somme, chaque description que le théosophe en trace, quand il nous donne la description complète de ce qu'il vient de voir ou d'entendre, est celle d'une scène hallucinatoire. Ce qu'il raconte rappelle le tableau d'un rêve et c'est avec raison que H. de Schubert a qualifié l'existence de Swedenborg, de vie de rêve de l'âme. Ouvrons encore, pour nous en convaincre, le livre des Terres dans l'Univers et cueillons-y un passage presque au hasard : "Dans l'état de veille, je fus conduit, quant à l'esprit, par des Anges d'après le Seigneur, vers une Terre dans l'Univers, quelques esprits de notre globe nous accompagnant ; la marche se fit par la droite et elle dura deux heures. Vers la fin du monde de notre soleil, il apparut d'abord une nuée tirant sur le blanc, mais épaisse ; et après cette nuée, une fumée ignée qui s'élevait d'un grand abîme : c'était un gouffre immense séparant de ce côté notre Monde solaire d'avec quelques Mondes du ciel astral : cette fumée ignée qui s'élevait apparut à une distance assez considérable. Je fus porté à travers ce milieu, et alors apparut au-dessous, dans cet abîme ou gouffre, un grand nombre d'hommes, qui étaient des esprits ; – car les esprits apparaissent tous dans la forme humaine, et en actualité sont hommes ; – je les entendis même parler entre eux ; mais ils ne me fut pas donné de savoir d'où ils étaient ni quels ils étaient ; cependant l'un d'eux me dit qu'ils étaient des sentinelles, afin que les esprits ne passassent point de ce Monde dans quelque autre Monde de l'Univers sans en avoir la permission. J'eus même une confirmation que cela était ainsi, en effet, quelques esprits, qui étaient de l'escorte, auxquels il n'avait pas été permis d'aller au delà, étant arrivés à ce Grand Intervalle, se mirent à crier avec force qu'ils périssaient, car ils étaient comme ceux qui, dans l'agonie, luttent avec la mort ; c'est pourquoi ils restèrent de ce côté du gouffre, et ne purent être transportés plus loin ; car la fumée ignée exhalée du Gouffre les envahissait et les mettait ainsi à la torture."
N'est-ce pas là un rêve et un rêve singulièrement animé et mobile, qui rappelle les rêves délirants des alcooliques et des hystériques, mais sans les caractères terrifiants des premiers, sans la fixité relative des seconds ? Quelle différence au contraire avec les hallucinations des persécutés, par exemple, qui quelque multiples qu'elles soient, ne détournent pas l'esprit du malade du milieu ambiant et le laissent conscient des incidents de la vie réelle, auxquels les hallucinations de l'ouïe ou de la sensibilité générale ou du goût se mêlent comme si elles en faisaient partie intégrante et si elles avaient un point de départ objectif.
Chez Swedenborg, comme chez tous les mystiques d'ailleurs, l'apparition des hallucinations est subordonnée à une situation mentale particulière ; il faut que l'esprit arrive à s'abstraire plus ou moins complètement des impressions que le milieu extérieur est susceptible de produire sur lui. Le sommeil est par excellence la condition qui réalise cette abstraction, mais il n'est pas la seule : la méditation, la concentration de la pensée sur une idée fixe peuvent mettre l'esprit dans une situation analogue, sinon identique ; alors, comme dans le sommeil, surgissent des hallucinations qui rappellent celles du rêve et qu'on a justement dénomnées, pour fixer la ressemblance, hallucinations oniriques (44).
A cet état de distraction du monde extérieur, Swedenborg se préparait souvent par la prière. "Autant de fois, écrit-il dans son journal, que je prie la prière du Seigneur, soir et matin, autant de fois à peu près je suis élevé dans la sphère intime, et cela se fait si sensiblement qu'il ne se conçoit rien de plus sensible. C'est ce qui m'arrive depuis plus de deux ans, mais avec changement. Il m'est alors insinué des explication sur le sens le plus intime de cette prière, mais, la prière dite, je suis remis dans ma sphère ordinaire."
La rêverie peut être plus ou moins profonde, depuis le simple vague de la pensée jusqu'à cette abstraction complète du monde ambiant que réalise l'extase. Swedenborg semble en avoir connu tous les degrés. Il n'est pas douteux qu'il ait eu des extases ; Springer affirme en avoir été témoin ; son ami, le général Tuxen, raconte qu'un jour il le surpris "assis, en robe de chambre, les coudes sur la table, soutenant son visage tourné vers la porte, les yeux ouverts et très élevés." Il eut l'imprudence de lui parler. "La-dessus il revint à lui (il sortait d'un ravissement ou d'une extase, comme l'attestait son attitude), se leva avec une sorte de confusion, fit quelques pas en avant dans une incertitude visible, frappante, qui se lisait sur sa figure..."
Mais, quelque analogie qu'on puisse établir entre les hallucinations de Swedenborg et celles de simples rêveurs, elles s'en distinguent par un caractère essentiel, capital dans l'espèce. Quand le rêveur, après le réveil, se rappelle son rêve, il le juge pour ce qu'il est : le sentiment des réalités ambiantes anéantit la croyance qu'il a pu avoir en dormant à la réalité du rêve. Chez Swedenborg, est-il besoin de le dire ? il n'en est pas ainsi. On se rappelle la lettre que nous avons citée plus haut et où il affirme "par les choses les plus saintes, que le Seigneur s'est manifesté à lui", qu'il a ouvert l'intérieur de son intelligence afin "qu'il voie les choses du monde spirituel et qu'il entende ceux qui s'y trouvent". Dans tout le cours de ses récits,on trouve la preuve de cette conviction arrêtée. Presque au moment de sa mort, il fait au ministre Férélius la déclaration suivante : "Aussi vrai que vous me voyez ici devant vous, aussi vraies sont toutes les choses que j'ai écrites et j'aurais pu en dire davantage si cela m'eût été permis.Vous verrez tout cela lorsque vous viendrez dans l'éternité et nous aurons, vous et moi, beaucoup à nous entretenir à ce sujet."
Swedenborg a en effet une foi absolue en sa mission, et chez lui, comme chez beaucoup d'hallucinés mystiques, l'idée qu'il se fait du rôle auquel il se croit appelé, constitue l'ébauche ou plutôt la manifestation d'un véritable délire mégalomaniaque. "Il a été appelé à une sainte fonction par le Seigneur lui-même." "Celui-ci lui a ouvert la vue de son esprit, l'a introduit dans le monde spirituel et lui a accordé de voir les cieux et plusieurs de leur merveilles." "Jamais aucun mauvais esprit, même le plus infernal, ne peut lui causer quelque dommage, parce qu'il est continuellement défendu par le Seigneur." Grâce à lui l'aurore se lève sur les nations païennes, même sur les Africains. "Il lui a été dit du ciel que des esprits angéliques dictent de bouche, aux habitants de cette partie de la terre, les choses qu'il a publiées dans son livre : la Doctrine de la nouvelle Jérusalem."
Comme tout mégalomane, il est personnel et exclusif ; il n'a que peu de souci des pratiques du culte courant et peu d'estime pour ceux dont la communauté de sentiments et de vue devrait le rapprocher. Il ne fréquente pas les temples et néglige les sacrements. A quoi bon ? "Les pratiques religieuses lui sont moins nécessaires qu'aux autres puisqu'il est en communion avec les anges." Il ne fait pas plus de cas des évêques que des métaphysiciens, des mystiques et des théosophes. Il parle de Jacques Boehme, dont la théosophie a eu en Allemagne un grand retentissement, avec dédain, sinon avec mépris. "C'est un bonhomme qui pouvait être de quelque utilité à certaines intelligences, mais un danger pour les autres." Quant à lui, il est sûr de son enseignement qui présente toutes les garanties. Il s'estime bien supérieur aux prophètes qui n'ont jamais, comme lui, parcouru à volonté les régions célestes, bien supérieur àMoïse qui s'est entretenu avec Jehovah, mais ne l'a pas vu, bien supérieur à Mahomet. Il est si convaincvu du succès de sa doctrine qu'il ne fait aucun effort pour organiser un parti ou pour réunir autour de lui des disciples qu'il sait devoir être nombreux. En 1769, le clergé de Stockholm s'émeut ; on parle de mettre le voyant en jugement, de le déclarer aliéné et de faire ordonner sa séquestration, car il y a danger, pense-t-on, à le laisser en liberté. Le doyen Ekebom se fait le porte-parole de l'accusation. Swedenborg lui répond indirectement en des termes hautains et méprisants : "J'ai reçu communication, écrit-il, d'un extrait des souvenirs du doyen Ekebom. Il y continue les invectives indécentes qui lui sont habituelles. Je puis les considérer comme les aboiements de ces animaux qui ne valent pas la peine qu'on saisisse une pierre pour la leur jeter et les chasser." (45).
Chez les mystiques, d'ordinaire, les idées de persécution s'associent en proportion variable aux idées mégalomaniaques : elles revêtent à la vérité, dans cette variété de délire, une forme un peu spéciale, celle de tentations, de possession par le diable ou les mauvais esprits. Swedenborg n'y a pas échappé. Il a été en lutte avec les sirènes féminines ou masculines, il a été taquiné et harcelé par de mauvais esprits. Férélius, dans la lettre dont nous avons déjà cité quelques extraits, raconte qu'étant entré dans sa chambre à coucher, le voyant l'accueillit avec beaucoup de calme, le fit asseoir et lui dit aussitôt "que pendant dix jours consécutifs il avait été tourmenté par de mauvais esprits que le Seigneur lui avait envoyés, et que jamais, jusque-là, il ne s'était trouvé en contact avec d'aussi mauvais, en fait d'esprits." Il n'était jamais malade, raconte son ami Robsam, que lorsque des tentations venaient à l'assaillir. "Je le trouvais une fois chez lui dans cet état, se plaignant beaucoup d'un violent mal de dents qui durait déjà depuis plusieurs jours. Je lui indiquai un remède généralement usité contre ce mal. Mais il ne voulut pas l'employer et répliqua que sa douleur ne provenait point du nerf même de la dent, mais d'un influx de l'enfer et des hypocrites, qui l'infestaient et qui, par correspondance, lui causaient cette douleur, de laquelle il disait cependant savoir qu'elle devait bientôt cesser."
Ainsi nous avons vu mère Marie de Jésus se plaindre des maléfices du teigneux, ainsi sainte Thérèse gémit sur les tentations du diable qui lui font sentir tout le poids de la captivité qui attache l'âme au corps ; ainsi tous les mystiques à leurs heures, ont des moments de souffrance physique et morale qu'ils attribuent à des puissances mystérieuses et qu'expliquent les particularités de leur état mental. ()


NOTES

(1) Des terres, dans notre monde solaire, qui sont appelées planètes, et des terres dans le ciel astral, de leurs habitants, de leurs esprits et de leurs anges, d'après ce qui a été entendu et vu. Traduit du latin par J.F.E. Le Boys des Guays, sur l'édition princeps, Londres, 1738. Paris, chez Minot, rue Guénégaud, 7, page 1.
(2) Du ciel et de ses merveilles et de l'enfer, d'après ce qui a été entendu et vu. Traduit de l'original latin (Londres, 1758, sans nom d'auteur), par J.F.E. Le Boys des Guays avec la collaboration de A.H., 2e édit., revue par A.H., Paris, 1872, chez E. Jung-Treuttel, 19, rue de Lille.
(3)
(4) Avant de quitter Londres, il y avait donné à l'imprimerie de son ouvrage : De cultu et amore Dei (Londres, 1745, in-4). Ce livre n'offre pas l'intérêt de ceux qui l'ont suivi.
(5) Arcania caelestia quae in scriptura sacra sunt detecta, in Genesi et Exodo, en 8 vol. in-4. Londres, 1749 à 1756. Une 2e édit. en latin a été publiée par Tafel à Tubingen, en 13 vol. in-4, 1844 à 1842.
(6) De ultimo judicio et de Babylonia destructa. Londres, 1758. Continuatio de ultimo judicio, in-4°, Amsterdam, 1763, Tubingen, 1846.
(7) De nova Hierosolyma et ejus doctrino, Londres, 1758.
(8) De equo albo in Apocalypsi, in-4°, Londres, 1758.
(9) Doctrina nova Hierosolyma de Domino, in-4°. Amsterdam, 1763. Tubingen, 1834.
(10) Doctrina nova Hierosolyma de scriptura sacra, in-4°. Amsterdam, 1763. Tubinguen, 1835.
(11) Sapientia angelica de divino amore et divina sapientia, in-4°. Amsterdam, 1763. Stuggart, 1843.
(12) Apocalypsis Revelata, in qua deleguntur arcana quae ibi praedicta sunt, in-4°. Amsterdam, 1766.
(13) Delicia sapientiae de amore conjugiali et voluptates insanae de amore scortatorio, in-4°. Amsterdam, 1768. Tubinguen, 1841.
(14) Summaria expositio doctrinae novae Ecclesiae, Amsterdam, 1769.
(15) De commercio animae et corporis, in-4°. Londres, 1769. Stuttgardt, 1843.
(16) Vera christiana religio, continens universam theologiam novae Ecclesiae, in-4°. Amsterdam, 1771.
(17) Notes d'un bourgeois d'Amsterdam, Hanovre, 1858 ; publiées par Scheler, et citées par Matter, p. 280.
(18) Matter, Notes, p. 429
(19) Ph. Chaslin, Contribution à l'étude des rapports du délire avec les hallucinations. Ann. médic. psychol., 1890, t. II.
(20) Des Terres dans l'Univers, p. 23.
(21) Id., p. 52.
(22) Id., p. 92.
(23) Du Ciel et de l'Enfer, p. 74.
(24) Des Terres dans l'Univers, p. 120.
(25) Id., p. 177.
(26) Id., p. 52.
(27) Du ciel et de l'Enfer, p. 160.
(28) Des Terres dans l'Univers, p. 29 et 30.
(29) Des Terres dans l'Univers, p. 142.
(30) Du ciel et de l'Enfer, p. 217.
(31) Des Terres dans l'Univers, p. 102.
(32) Des Terres dans l'Univers, p. 40.
(33) Du Ciel et de l'Enfer, p. 153.
(34) H.X. Francotte, Des hallucinations dites psychiques, Gand, Imprimerie Van der Haeghen, 1898.
(35) Des Terres dans l'Univers, p. 102.
(36) Des Terres dans l'Univers, p. 110.
(37) Des Terres dans l'Univers, p. 60.
(38) Calmeil. De la folie considérée sous le point de vue pathologique, philosophique, historique et judiciaire. J.-B. Baillière, Paris, 1845.
(39) Traité des représentations et des correspondances, p. 365.
(40) Herder. Oeuvres complètes. philosophie et histoire. t. XII, p. 114, in Matter, p. 378.
(41) Matter, p. 174.
(42) Kant. Oeuvres, t. III, p. 88. Rêves d'un visionnaire éclaircis par des rêves de métaphysique.
(43) Cité par Matter, p. 154.
(44) Régis. Des hallucinations oniriques des dégénérés mystiques, in Comptes rendus du Congrès des médecins aliénistes et neurologistes de Clermont-Ferrand, 1895, p. 260.
(45) Matter, p. 310.
(46) Au point de vue de l'explication psychologique des souffrances et des tentations chez les mystiques, on trouvera des renseignements intéresants dans la remarquable étude qu'a publiée récemment M. Murisier sur le Sentiment religieux dans l'extase, in Revue philosophique, n° 11 et 12, 1898.


BIBLIOGRAPHIE

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HOWDEN J.C
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1873 Journal of mental sciences, 18, 491-497