Histoire de l'Académie Royale des Sciences.

ANNEE 1781

MEMOIRE SUR LES ELECTIONS AU SCRUTIN

Par M. DE BORDA.

1784




Les idées contenues dans ce Mémoire, ont déjà été présentées à l'Académie il y a quatorze ans, le 16 Juin 1770.


C'est une opinion généralement reçue, & contre laquelle je ne sache pas qu'on ait jamais fait d'objection, que dans une élection au scrutin, la pluralité des voix indique toujours le voeu des électeurs, c'est-à-dire que le Candidat qui obtient cette pluralité, est nécessairement celui que les électeurs préfèrent à ses concurents. Mais je vais faire voir que cette opinion, qui est vraie dans le cas où l'élection se fait entre deux sujets seulement, peut induire en erreur dans tous les autres cas.
Supposons, par exemple, que l'élection se fasse entre trois sujets présentés A, B, C ; & que les électeurs soient au nombre de 21 : supposons encore que de ces 21 électeurs, il y en ait 13 qui préfèrent le sujet B au sujet A, & que 8 seulement préfèrent le sujet A au sujet B ; que ces mêmes 13 électeurs donnent aussi la préférence à C sur A, tandis que les 8 autres la donnent à A sur C ; il est clair qu'alors le sujet A aura, dans l'opinion collective des électeurs, une infériorité très marquée, tant par rapport à B que par rapport à C, puisque chacun de ces derniers, comparé au sujet A, a 13 voix, tandis que le sujet A n'en a que 8 ; d'où il suit évidemment que le voeu des électeurs donnerait l'exclusion au sujet A. Néanmoins il pourrait arriver qu'en faisant l'élection à la manière ordinaire, ce sujet eût la pluralité des voix. En effet, il n'y a qu'à supposer que dans le nombre des 13 électeurs qui sont favorables aux sujets B & C, & qui donnent à l'un & à l'autre la préférence sur A, il y en ait 7 qui mettent B au -dessus de C, & 6 qui mettent C au-dessus de B, alors, en recueillant les suffrages, on aurait le résultat suivant :
8 voix pour A.
7 voix pour B.
6 voix pour C.
Ainsi le sujet A aurait la pluralité des voix, quoique, par l'hypothèse, l'opinion des électeurs lui fût contraire.
En réfléchissant sur l'exemple rapporté, on voit que le sujet A n'a l'avantage dans le résultat de l'élection, que parce que les deux sujets B & C, qui lui sont supérieurs, se sont partagés à peu près également les voix des 13 électeurs. On pourrait les comparer assez exactement à deux Athlètes, qui, après avoir épuisé leurs forces l'un contre l'autre, seraient ensuite vaincus par un plus faible qu'eux.
Il résulte de ce que nous venons de dire, que la manière ordinaire de faire les élections est très défectueuse, & le défaut vient de ce que dans cette forme d'élection les électeurs ne peuvent faire connaître d'une manière assez complète leur opinion sur les différents sujets présentés. En effet, que parmi plusieurs sujets A, B, C, D, &c. un des électeurs donne sa voix à B, & qu'un autre la donne à C, le premier ne prononce que sur la supériorité de B, relativement à tous ses concurrents, & ne dit pas quelle place il assigne à C parmi ceux qu'il ne nomme pas. Pareillement le second, qui accorde à C la préférence sur tous, ne dit pas non plus quelle place il donne à B ; cependant cela ne peut être regardé comme indifférent, parce que celui des deux qui obtient une place plus distinguée parmi ceux qu'on ne nomme pas, a, toutes choses égales d'ailleurs, une raison de préférence sur l'autre, & en général la prétention de chaque sujet à la nomination faite par les électeurs, est le résultat des différentes places qu'il occupe dans l'opinion de chaque électeur ; d'où l'on voit que pour qu'une forme d'élection soit bonne, il faut qu'elle donne aux électeurs le moyen de prononcer sur le mérite de chaque sujet, comparé successivement aux mérites de chacun de ses concurrents. Or, il y a pour cela deux formes d'élection qu'on peut également adopter ; dans la première, chaque électeur assignerait des places aux sujets présentés, suivant le degré de mérite qu'il reconnaîtrait à chacun d'eux ; dans la seconde, on ferait autant d'élections particulières qu'il y aurait de combinaison entre les sujets pris deux à deux, & par là on comparerait successivement chaque sujet à tous les autres. Il est aisé de voir que cette dernière forme dérive nécessairement de la première, & que l'une & l'autre expliqueraient, aussi complètement qu'il est possible, l'opinion des électeurs sur tous les sujets présentés ; mais il s'agit de savoir comment on concluerait le résultat des suffrages dans ces deux espèces d'élection ; & c'est ce que je vais examiner dans la suite de ce Mémoire.
Je commencerai par la première espèce d'élection que j'appellerai élection par ordre de mérite. Supposons d'abord qu'il n'y ait que trois sujets présentés, & que chaque électeur ait inscrit leur trois noms sur un billet d'élection, en les rangeant suivant le degré de mérite qu'il attribue à chacun d'eux, & soient :
1 A, A, B, C.
2 B, C, A, B.
3 C, B, C, A.

&c. ces billets d'élection ; je considère d'abord un de ces billets, par exemple, le premier dans lequel un électeur a donné la première place à A, la seconde à B, & la troisième à C, & je dis que le degré de supériorité que cet électeur a accordé à A sur B, doit être censé le même que le degré de supériorité qu'il a accordé à B sur C ; en effet, comme le second sujet B est également susceptible de tous les degrés de mérite compris entre les mérites des deux autres sujets A & C, on n'a aucune raison de dire que l'électeur qui a reglé les rangs entre trois sujets, ait voulu le placer plus ou moins près de A que de C, ou, ce qui est la même chose, qu'il ait attribué plus de supériorité au premier sur le second, qu'il n'en a attribué au second sur le troisième. Je dis ensuite, qu'à cause de l'égalité supposée entre tous les électeurs, chaque place assignée par un des électeurs, doit être censée de même valeur, & supposer le même degré de mérite que la place correspondante assignée à un autre sujet, ou au même par un autre électeur quelconque.
Il suit de là, que si on veut représenter par a, le mérite que chaque électeur attribue à la dernière place, & par a + b celui qu'il attribue à la seconde, il faudra réprésenter par a + 2b le mérite qui convient à la première, & il en sera de même des places données par les autres électeurs, dont chaque dernière sera également représentée par a, chaque seconde par a + b, & chaque première par a + 2b.
Supposons maintenant qu'il y ait quatre sujets présentés. On prouvera par le même raisonnement, que la supériorité de la première place sur la seconde, celle de la seconde sur la troisième, & celle de la troisième sur la quatrième, doivent être censées égales ; & que les places correspondantes données par les différents électeurs, supposent le même degré de mérite ; d'où on conclura que les mérites attribués par les électeurs aux quatrième, troisième, seconde & première places, pourront être représentées par :
a,  a + b,  a + 2ab, &  a + 3b.
Il en sera de même pour un plus grand nombre de sujets présentés.
Cela posé, il sera facile dans une élection quelconque de comparer la valeur des suffrages accordés aux différents sujets. Pour cela, on multipliera par a, le nombre des dernières voix données à chaque sujet ; par a + b, le nombre des avant-dernières voix ; par a + 2b, le nombre des voix précédentes & ainsi de suite, on ordonnera tous ces différents produits pour chaque sujet, & les sommes de ces produits représenteront la valeur des suffrages accordés.
Il est aisé de voir que dans la question dont il s'agit, les quantités a & b, peuvent être tout ce qu'on voudra, on pourra donc supposer a = 1 & b = 1, & alors la valeur des suffrages de chaque sujet, sera représentée en multipliant le nombre des dernières voix par 1, celui des avant dernières voix par 2, celui des précédentes par 3, & ainsi de suite jusqu'au nombre des premières, qui sera multiplié par le même nombre des sujets.
Donnons un exemple d'une élection de cette espèce ; supposons encore 21 électeurs & trois sujets présentés A, B, C, & soient :
AAAAAAAABBBBBBBCCCCCC
BCCCCCCCCCCCCCCBBBBBB
CBBBBBBBAAAAAAAAAAAAA,
les 21 billets d'élection. On aura par ce que nous avons dit, la valeur comparative des suffrages en multipliant les premières voix par 3, les secondes voix par 2, & les troisièmes par 1, ce qui donnera les résultats suivants :

  8 premières voix, multipliées par 3 = 24 \
Suffrages de A      ) 37
  13 troisièmes voix, multipliées par 1 = 13 /
 
  7 premières voix, multipliées par 3 = 21 \
Suffrages de B 7 deuxièmes voies, multipliées par 2 = 14  ) 42
  7 troisièmes voix, multipliées par 1 =   7 /
 
  6 premières voix, multipliées par 3 = 18 \
Suffrages de C 14 deuxièmes voix, multipliées par 2 = 28  ) 47
  1 troisièmes voix, multipliées par 1 =   1 /

d'où l'on voit que la supériorité des suffrages serait en faveur du sujet C, que la seconde place serait donnée au sujet B, & la dernière au sujet A.
Il est à remarquer que si on avait fait l'élection à la manière ordinaire, on aurait eu le résultat suivant :

8 voix pour A,
7 voix pour B,
6 voix pour C,
c'est-à-dire que la pluralité aurait été pour le sujet A, qui est le dernier dans l'opinion des électeurs, & que le sujet C, qui est réellement le premier, aurait eu moins de voix que chacun des deux autres.
Supposons maintenant qu'on veuille employer la méthode des élections particulières, & qu'il y ait également trois sujets présentés A, B, C ; comme on peut combiner ces trois sujets pris deux à deux de trois manières différentes, il faudra faire trois élections particulières. Soient les résultats de ces élections comme il suit :

   / a voix pour A,
1 ère élection entre A & B--- (  
   \ b voix pour B,
     
   / a' voix pour A,
2 ème élection entre A & C-- (  
   \ c voix pour C,
     
   / b' voix pour B,
3 ème élection entre B & C -- (  
   \ c' voix pour C,


Il s'agit de trouver la valeur comparative des suffrages accordés aux trois sujets. Pour cela, nous supposerons que ces élections sont le résultat d'une élection par ordre de mérite, ce qui est toujours possible, parce qu'en connaissant le rang que chaque sujet occupe dans l'opinion de chaque électeur, on peut toujours déterminer le nombre de voix qu'il doit avoir dans une élection faite entre lui & un autre sujet quelconque. Cela posé, soit y, le nombre des premières voix que le sujet A aurait eues dans cette élection par ordre de mérite ; x, le nombre des deuxièmes voix ; & z, le nombre des troisièmes voix. Il est clair qu'alors la valeur des suffrages du sujet A, serait représentée par 3y + 2x + z ; mais y + x + z = le nombre total des électeurs ; soit donc ce nombre = E, on aura en éliminant z, la valeur des suffrages de A, représentée par 2y + x + E, ou simplement par 2y + x, parce que E est commun à tous les suffrages. Maintenant, je remarque que, pour chaque première voix que le sujet A aurait eues dans l'élection par ordre de mérite, il doit avoir deux voix dans les élections particulières ; savoir, une dans l'élection entre A & B, & une autre dans l'élection entre A & C ; que pour chaque seconde voix qu'il aurait eue dans l'élection par ordre de mérite, il n'en aura qu'une dans les élections particulières ; & que pour les troisièmes voix, il n'en aura aucune. D'où l'on conclut que le nombre de voix qu'il aura dans toutes les élections particulières, savoir, a + a' fera = 2y + x ; mais nous venons de voir que cette quantité 2y + x représentait la valeur des suffrages dans l'élection par ordre de mérite ; donc la quantité a + a' la représentera aussi dans les élections particulières, c'est-à-dire que la valeur des suffrages accordés à un des sujets, sera représentée par la somme des voix qu'il aura eues dans toutes les élections particulières qui le concernent ; ce qui s'applique évidemment aux élections faites entre un plus grand nombre de sujets présentés.
Si on détermine les valeurs de a, a', b, b', c, c', d'après la supposition que les élections particulières soient le résultat de l'élection par ordre de mérite qu'on a rapportée ci-dessus, on trouvera :
a  = 8, b  = 13, c  = 13,
a' = 8, b' = 13, c' = 13,
& par conséquent, on aura :
les suffrages de A ou a + a' = 16,
les suffrages de B ou b + b' = 12,
les suffrages de C ou c + c' = 26,
ce qui donne entre les trois suffrages, les mêmes différences qui avaient été trouvées par la première espèce d'élections.
Au reste, nous remarquerons ici que la seconde forme d'élection dont nous venons de parler, serait embarassante dans la pratique, lorsqu'il se présenterait un grand nombre de candidats, parce qu'alors le nombre d'élections particulières qu'il faudrait faire serait fort grand. D'après cela, on doit préférer la forme d'élection par ordre de mérite, qui est beaucoup plus expéditive.
Je terminerai ce Mémoire par l'examen d'une question particulière relative à la manière ordinaire de faire les élections. J'ai fait voir que dans ces élections, la pluralité des voix n'est pas toujours une indication certaine du voeu des électeurs ; mais cette pluralité peut être si grande qu'il ne soit pas possible que le voeu des électeurs soit pour un autre que pour celui qui a obtenu cette pluralité. Pour déterminer dans quels cas cela a lieu , soit M, le nombre de sujets présentés ; E, le nombre d'électeurs ; A, le sujet qui a la pluralité ; B, celui qui d'après le sujet A, a le plus grand nombre de voix ; enfin y, les voix du sujet A ; & z celles du sujet B.
Supposons qu'on fasse ensuite une élection par ordre de mérite entre tous les sujets, il est clair qu'alors le sujet A aura un nombre de premières voies = y, & que le sujet B en aura un nombre = z. Maintenant tout ce qui pourra arriver de plus défavorable au sujet A, sera, que les électeurs qui ne lui ont pas donné la première place, le mettent à la dernière, & que ceux qui n'ont pas donné la première place à B, lui accordent tous la seconde. Dans ce cas, comme la valeur des premières places est représentée par m, celle des secondes par m – 1, & celle des dernières par 1, on aura la valeur des suffrages de A = (my + E – y) ; & celle des suffrages de B = mz + (m – 1) · (E – z) ; il faudra donc pour que le résultat de l'élection soit nécessairement en faveur de A, qu'on ait :

my + E – y  >  (mz – 1) · (E – z),
ou
z + (m – 2) · E
y  >    ——————         
(m – 1)

Soit m = 2, on aura y > z, c'est-à-dire que dans le cas où l'élection se fait entre deux sujets seulement, le sujet qui a la pluralité des voix, est légitimement élu ; ainsi dans ce cas, mais dans celui-là seulement, la forme ordinaire des élections donne un résultat exact.

Supposons que le sujet B ait toutes les voix que n'a pas le sujet A, alors on aura z = E – y ; mettant cette valeur dans l'expression ci-dessus, on aura :
(m – 1)
y  >  E · ———             
m

Si, dans cette dernière expression, on fait m = 3, on aura y = 2/3 E, c'est-à-dire que, lorsqu'il y a trois sujets présentés, il faut, pour qu'un des sujets soit assuré d'avoir le voeu des électeurs, qu'il ait plus des deux tiers des voix.
On trouvera de même que, lorsqu'il y a quatre sujets présentés, y doit être plus grand que 3/4 de E, & ainsi de suite.
Enfin, soit le nombre de sujets égal au nombre d'électeurs ou plus grand que ce nombre, l'expression ci-dessus :

(m – 2) · E + z
y  >    ——————         
(m – 1)


deviendra celle-ci  y > E – 1 , c'est-à-dire qu'alors l'élection ne peut être rigoureusement décidée que par l'unanimité, résultat assez extraordinaire qui justifierait l'usage que suit une nation du Nord dans l'élection de ses Rois.

Il me reste à observer, en finissant ce mémoire, que tout ce que nous avons dit sur les élections, s'applique également aux délibérations faites par les Corps ou Compagnies ; ces délibérations ne sont en effet que des espèces d'élections entre différentes opinions proposées, elles sont donc sujettes aux mêmes règles.

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