ARISTOTE

Problèmes
traduits en français pour la première fois et accompagnés de notes perpétuelles


Jules BARTHELEMY-SAINT-HILAIRE
(Paris, Hachette, 1891)




SECTION XXX

DE LA REFLEXION, DE L'INTELLIGENCE ET DE LA SAGESSE

Les Hommes les plus distingués sont en général mélancoliques ; exemples divers ; Lysandre, le lacédémonien ; Empédocle, Platon, Socrate ; définition du tempérament mélancolique ; effets du vin et de l'ivresse analogues à ceux de la bile noire ; citation d'Homère ; description de l'homme ivre ; variétés des effets du vin sur le caractère et sur les actes sexuels ; action de la chaleur et du froid ; influence de l'alimentation de chaque jour sur la formation de la bile ; la mélancolie est une maladie ; cas des Sibylles et des Bacchantes ; inspiration des poètes ; effets de la mélancolie sur l'intelligence et le talent ; alternatives de dispositions contraires dans notre humeur ; variations de la physionomie ; audaces ou frayeurs excessives ; mélancolie de nature ; mélancolie acquise ; abattements ou excitations ; enfance et vieillesse ; effets des rapports vénériens chez la plupart des hommes ; ce que c'est que la science ; causes de l'intelligence supérieure de l'homme ; dimension proportionnelle de sa tête ; quand une route est bien connue, elle parait plus courte ; indéterminée, elle paraît sans fin ; progrès de la raison avec l'âge ; emplois de la main et de l'intelligence dans l'homme ; développements successifs de nos facultés ; facilité à apprendre dans la jeunesse ; puissance variable de la mémoire selon les heures du jour ; supériorité de l'homme sur le reste des animaux ; citation de Platon ; différences entre les plaisirs intellectuels ; procédés de la médecine pour la guérison complète des maladies ; équilibre du chaud et du froid nécessaire à la santé ; différence du philosophe et de l'orateur ; mauvais caractère des vignerons en général ; prix pour les exercices du corps ; les prix ne sont pas possibles pour les exercices de l'intelligence ; impossibilité de juger de la sagesse avec équité ; mobilité de la volonté humaine ; on dédaigne l'emploi des choses qu'on a le plus désirées ; disposition nécessaire de l'âme pour que la pensée s'exerce ; activité de l'âme dans le sommeil.


1.

Pourquoi tous les hommes qui se sont illustrés en philosophie, en politique, en poésie, dans les arts, étaient-ils bilieux, et bilieux à ce point de souffrir de maladies qui viennent de la bile noire, comme par exemple, on cite Hercule parmi les héros ? Il semble qu'en effet Hercule avait ce tempérament ; et c'est aussi en songeant à lui que les Anciens ont appelé mal sacré les accès des épileptiques. Ce qui prouve cette disposition chez Hercule, c'est sa fureur contre ses propres enfants, et la violence avec laquelle il déchira ses plaies, avant sa disparition sur l'Oéta. Ce sont là des emportements que cause fréquemment la bile noire. Ce sont aussi des blessures de ce genre que se fit Lysandre, le lacédémonien, avant de mourir. On en dit autant d'Ajax et de Bellérophon ; l'un en devint tout à fait fou, et l'autre ne recherchait que les solitudes. Voilà comment Homère a pu dire de lui : « Comme il était en horreur à tous les Dieux, il parcourait seul les plaines de l'Alée, dévorant son propre coeur, et évitant la rencontre des humains. » Bon nombre de héros semblent avoir souffert des mêmes affections que ceux-là. Parmi les modernes, Empédocle, Platon, Socrate et une foule de personnages illustres en étaient là. Il en est de même de la plupart des poètes. C'est cette espèce de tempérament qui a causé les maladies réelles d'un certain nombre d'entre eux ; et chez les autres, leur disposition naturelle avait évidemment tendance à ces affections. C'était là, ainsi qu'on vient de le dire, le tempérament particulier de tous ces personnages.

Il faut rechercher la cause de ce tempérament ; et nous prendrons d'abord un exemple qui nous la fera comprendre. Le vin, quand on en boit en trop grande quantité, semble surtout nous mettre dans l'état où nous disons que sont les mélancoliques. Et selon que nous en prenons, nous déterminons en nous toutes les affections dont ils sont atteints, et qui rendent les hommes colères, tendres, miséricordieux, effrontés, tandis que le miel, le lait, l'eau ou telle autre liquide analogue ne produisent jamais de semblables effets.

On peut se convaincre de ce fait en observant les changements que cause l'ivresse sur la tenue de ceux qui s'y livrent. Ainsi, on peut remarquer qu'à jeûn, ils sont de sang-froid et taciturnes, mais que, s'ils boivent un peu trop, ils deviennent bien vite excessivement loquaces. S'ils s'enivrent encore davantage, ils se mettent à déclamer, et ils prennent un singulier aplomb. Un peu plus encore, ils deviennent d'une activité étonnante. S'ils poussent encore plus loin, ils ne regardent plus à insulter les gens, et ils finissent par la folie. C'est le vin pris en trop grande quantité qui leur ôte la raison, comme en sont privés ceux qui, dès leur enfance, ont des attaques d'épilepsie, ou les malades qui se laissent aller trop aisément à des accès de mélancolie.

De même donc qu'un individu change absolument de caractère, s'il se met à boire et s'il absorbe du vin en une certaine quantité, de même il y a des gens pour représenter toute espèce de caractères ; et l'état où se met un homme, quand il s'est enivré, est pour tel autre un état où il est naturellement. Ainsi, l'un est bavard ; l'autre est agité ; l'autre pleure à chaudes larmes ; tels sont également les effets du vin. C'est là ce qui a fait dire à Homère : « Il prétend que quand je suis alourdi par le vin, je verse des larmes. » Les uns sont alors pleins de tendresse ; les autres sont farouches ; d'autres sont taciturnes. D'autres gardent le plus profond silence ; et parmi les mélancoliques, ce sont ceux-là surtout qui sont aliénés. Le vin rend aussi les gens très affectueux. La preuve, c'est que l'homme ivre est porté à embrasser, même sur la bouche, ceux qu'il n'embrasserait jamais s'il était à jeun, soit à cause de leur position sociale, soit à cause de leur âge. D'ailleurs, le vin ne nous met en ces états que pour peu de temps et assez légèrement, tandis que la nature nous y met toujours et tant qu'on vit. Les uns sont audacieux ; d'autres sont mornes ; d'autres sont sympathiques ; d'autres sont lâches ; et tout cela naturellement. Il est donc clair que la nature fait pour chacun de nous ce que fait le vin, et lui donne son caractère. Tout cela résulte de l'action précieuse de la chaleur ; et l'élément de la bile noire, ainsi que son mélange, n'est que de l'air. C'est pourquoi les médecins appliquent le nom de mélancoliques aux affections où l'air joue un rôle, et aux affections de l'hypochondre. Le vin aussi a naturellement une puissance d'agir pareille à celle de l'air ; et ce que produit le vin et ce que produit le tempérament naturel se ressemblent beaucoup. Ce qui prouve bien que le vin contient de l'air, c'est sa mousse. L'huile, quoiqu'elle soit chaude, ne produit pas de mousse ; mais le vin en fait beaucoup, et le vin rouge en fait plus que le vin blanc, parce qu'il est plus chaud et qu'il a plus de corps.

C'est par la même raison que le vin porte les hommes au plaisir de l'amour ; et l'on a bien raison de dire que Bacchus et Aphrodite se tiennent et vont ensemble. En général, les mélancoliques sont débauchés ; car l'acte vénérien a la nature du vent. La preuve, c'est que le membre honteux prend tout à coup du gonflement, parce qu'il s'emplit de vent. Même avant l'âge où l'on peut émettre de la semence, les enfants ont un certain plaisir à palper leurs organes, quand s'approche pour eux le moment de la puberté. Il est clair que cela tient à ce que l'air sort des canaux par lesquels doit passer plus tard le liquide séminal. Il n'est pas moins clair que l'expulsion du sperme dans le rapprochement sexuel, et l'éjaculation sont causées par la pression du vent. Il en résulte que, parmi les aliments solides et liquides, ceux-là surtout excitent au plaisir qui emplissent de vent la région qui avoisine les parties honteuses. C'est par la même raison que le vin rouge vous met, autant au moins que toute autre substance, dans l'état venteux où sont les mélancoliques. On peut bien le voir sur quelques personnes.

La plupart des mélancoliques sont amaigris, et leurs veines sont saillantes. Ce qui cause cette disposition en eux, ce n'est pas la quantité de sang ; mais c'est la quantité de l'air. Quant à ce qui fait que tous les mélancoliques ne sont pas maigres et ne sont pas noirs, mais que ce sont surtout ceux qui ont des humeurs mauvaises, ce sera l'objet d'une autre étude.

Quant à celle que nous venons de commencer, nous devons dire que le tempérament mélancolique est tout d'abord donné par la nature, parce que ce tempérament n'est qu'un mélange de chaud et de froid, et que c'est de ces deux éléments que la nature se compose. Aussi, la bile noire est-elle à la fois ce qu'il y a de plus chaud et ce qu'il y a de plus froid ; car une même substance peut avoir ces deux qualités ensemble, comme l'eau, qui est froide et qui devient très chaude quand elle est échauffée convenablement jusqu'à bouillir, et qui alors a plus de chaleur que la flamme elle-même. La pierre et le fer, en passant par le feu, deviennent aussi plus chauds que le charbon, bien que par nature, ces matières soient froides. Mais nous avons expliqué plus clairement tous ces phénomènes dans nos ouvrages relatifs au feu. Par nature, la bile noire est froide ; et elle ne monte pas jusqu'à la surface, quand elle est comme on vient de dire ; mais pour peu qu'elle soit en excès dans le corps, elle y cause l'apoplexie, les engourdissements, les syncopes, les frayeurs. Poussée à un degré extrême de chaleur, elle y développe ces gaietés qui s'exhalent par le chant, par les transports exstatiques, et par l'exaspération des plaies qu'on peut avoir, et par tant d'autres affections de même genre.

La bile, formée chez la plupart des gens par leur nourriture de chaque jour, ne change en rien leur caractère ; mais elle développe en eux le germe du mal de la mélancolie. Si cette combinaison d'humeurs a été formée par la nature elle-même, ils présentent dès lors les caractères les plus différents, chacun variant selon le tempérament qu'il a reçu. Par exemple, ceux chez qui la bile est abondante et froide, deviennent étranges et fantasques. D'autres où elle est trop abondante mais chaude, deviennent maniaques et gais, très amoureux, faciles à s'emporter et à se passionner. D'autres deviennent plutôt bavards. D'autres, parce que cette chaleur est très rapprochée du lieu où réside l'intelligence, sont pris de maladies de folie et d'enthousiasme. C'est le cas des Sibylles, des Bacchantes, et de tous ceux qui sont inspirés par les dieux, quand ce n'est pas la suite d'une maladie chez eux, mais que c'est une disposition naturelle. Maracus, le Syracusain, n'était jamais si bon poète que quand il était hors de lui. Quand il se produit une trop grande chaleur vers le centre, les gens deviennent en effet mélancoliques ; mais ils deviennent aussi plus réfléchis, moins bizarres ; et en bien des points, ils l'emportent sur les autres hommes, ceux-ci dans la science, ceux-là dans les arts, d'autres en politique.

Cette disposition amène de grandes différences dans la conduite des gens en face du danger, parce que la plupart des hommes sont très inégalement émus dans les frayeurs qu'ils éprouvent. Aussi, quand leur corps se trouve sous l'influence de ce tempérament et du mélange des humeurs, ils sont tout différents d'eux-mêmes ; car, de même que la crase mélancolique les change tout autant que le feraient des maladies, de même cette crase est aussi très irrégulière. Parfois elle est froide comme de l'eau ; tantôt elle est chaude, de telle sorte que, sous le coup d'un péril qui s'annonce, si la crase est plus froide, l'homme devient lâche. C'est elle qui a déterminé la peur, et la peur refroidit, comme on peut bien le voir sur les gens qui sont épouvantés, et qui se mettent à trembler. Si la crase est plutôt chaude, la peur est modérée. Au milieu du danger, l'homme reste impassible. On peut en dire autant des abattements qu'on ressent journellement. Nous sommes souvent disposés de telle sorte que nous sommes tout tristes, et nous serions bien embarrassés de dire pourquoi. Parfois, au contraire, nous sommes de bonne humeur, sans que nous en sachions plus précisément la cause.

Ces affections et celles dont nous avons parlé plus haut, se trouvent en petite proportion chez tout le monde ; mais tout le monde en a quelque mélange. Seulement, ceux qui en sont profondément pénétrés ont déjà le caractère particulier que nous venons de dire. Mais, de même que la physionomie change en nous, non pas parce que notre visage vient à changer absolument, mais parce qu'il a un autre aspect, soit beau, soit laid, ou que, sans avoir rien d'extraordinaire, il est de nature tout à fait moyenne, de même ceux qui n'ont, par leur nature personnelle, que peu de choses de cette disposition, sont de complexion moyenne ; et ceux qui l'ont plus complètement, cessent par cela seul de ressembler à la foule des autres hommes. Si cette disposition est chez eux par trop forte, ils sont extrêmement mélancoliques ; et s'ils n'en sont que médiocrement atteints, ils deviennent simplement bizarres. S'ils négligent de soigner cette disposition, ils sont exposés aux maladies de la bile noire, dans telle ou telle partie de leur corps. Les uns donnent des signes épileptiques ; les autres sont apoplectiques ; d'autres ont de violentes syncopes et des frayeurs non moins fortes. D'autres, au contraire, ont des audaces inouïes, comme on le rapporte d'Archélaüs, roi de Macédoine.

C'est le tempérament qui est cause de ces manières d'être, selon qu'il est plus froid, ou qu'il a plus de chaleur. Plus froid qu'il ne faudrait, il cause des abattements qui ne s'expliquent pas. Les jeunes gens surtout, et parfois aussi les personnes plus âgées sont sujettes à ces inquiétudes et à ces angoisses qui les poussent à se pendre. Il y a beaucoup de gens qui, après l'ivresse, se détruisent eux-mêmes. D'autres mélancoliques tombent sans connaissance, après avoir bu, parce qu'en eux la chaleur du vin éteint la chaleur naturelle. Au contraire, la chaleur qui se répand dans l'organe par lequel nous jouissons de la pensée et concevons l'espérance, nous met de bonne humeur ; et c'est pour cela que la plupart des hommes ne demandent pas mieux que de boire jusqu'à s'enivrer, parce que le vin, pris en quantité, provoque toujours les joyeux espoirs, comme la jeunesse rend les enfants toujours gais. La vieillesse, au contraire, est aussi rebelle à l'espérance que les jeunes gens sont toujours faciles à l'espoir. Il y a quelques personnes auxquelles le vin cause sur-le-champ de la prostration pendant qu'on le boit, par la même raison qui fait qu'on est parfois non moins accablé après s'être énivré. Tous ceux donc qui tombent dans l'accablement, après que la chaleur s'est éteinte en eux, sont plutôt portés à se pendre. C'est là ce qui fait que le suicide par pendaison est surtout fréquent chez les jeunes gens et chez les vieillards, parce que la vieillesse éteint la chaleur, et que chez les vieillards cette passion est naturelle, en même temps que l'extinction de la chaleur. Ceux chez qui elle s'éteint tout à coup sont irrésistiblement poussés au suicide ; et tout le monde s'étonne de leur mort parce qu'on n'avait vu chez eux aucun signe précurseur de la catastrophe.

Le tempérament qui tient à la bile noire, cause, comme nous l'avons dit, des abattements de toute sorte, quand elle est plus froide, tandis qu'étant plus chaude, elle cause la bonne humeur. Ainsi, les enfants sont d'humeur plus gaie, tandis que la vieillesse est plus morose. C'est que les uns sont chauds et que les autres sont froids, parce que la vieillesse est une espèce de refroidissement. Il se peut d'ailleurs que l'extinction subite de la chaleur vienne de causes extérieures, comme il arrive aux matières en ignition qu'on éteint contre nature, par exemple, un charbon sur lequel on jette de l'eau. C'est là aussi, ce qui fait que, en sortant de l'ivresse, il y a des gens qui se tuent, parce que la chaleur que leur donnait le vin était factice, et que, dès qu'elle s'éteint, la résolution se produit.

Après l'acte vénérien, la plupart des hommes sont languissants ; mais ceux qui, avec le sperme, rejettent beaucoup d'excrétions se sentent plus dispos, parce qu'ils sont allégés de cette sécrétion, et aussi de l'air, et de l'excès de la chaleur. Au contraire, d'autres sont souvent dans un abattement plus grand, parce qu'ils sont refroidis par l'acte sexuel et qu'ils perdent quelques-uns des éléments dont ils auraient besoin, comme le montre bien la petite quantité de l'évacuation.

Pour nous résumer en quelques mots, nous dirons que les effets de la bile noire étant irréguliers, les mélancoliques le sont autant qu'elle ; car la bile peut être, ou très froide, ou très chaude. C'est ainsi qu'elle peut agir sur le moral, puisque, dans notre corps, il n'y a rien qui agisse autant sur le caractère que le chaud et le froid. Elle transforme notre caractère, comme le vin, selon qu'il entre dans le corps en quantité plus ou moins grande. C'est que tous les deux, le vin et la bile noire, sont de l'air. Comme il se peut que la bile, tout irrégulière qu'elle est, s'équilibre, et qu'elle peut aussi rester irrégulière ou être saine à quelques égards ; comme elle peut encore, selon la condition des choses, être tantôt plus chaude et ensuite plus froide, ou tout le contraire, les excès qu'elle offre font que tous les mélancoliques se distinguent des autres hommes, non pas à cause d'une maladie, mais à cause de leur nature originelle.